dimanche 24 mars 2024

La république contre l'école : surveiller et punir

 

« L’École s’est donné comme mission de former des citoyens libres et éclairés. Par sa vocation émancipatrice, elle est un rempart essentiel contre l’obscurantisme (…) Son projet repose sur la double ambition d’émancipation intellectuelle des élèves par le savoir et la culture, et de construction d’un projet démocratique fondé sur des communs compris, partagés et respectés par tous. » 

Telle que formulée dans les instructions officielles*, cet objectif attribué à l’école paraît a priori difficilement contestable et même parfaitement honorable. Ce qui l’est moins, c’est que ce projet trouve ses limites dans le cadre singulièrement restrictif imposé par l’Éducation nationale à la formation morale et civique des élèves, rattachée de façon arbitraire et autoritaire à un régime politique, à un ordre politique plus exactement, en contradiction avec l’idéal démocratique et émancipateur officiellement affiché.

La république comme prescription

La chose est dite et répétée avec insistance à tous les étages du cursus scolaire : « l'École a pour mission d’incarner, de faire vivre et de transmettre aux élèves les principes et les valeurs de la République. » Pas moins de 46 occurrences pour république, républicain, dans  les programmes d’EMC des cycles 2, 3, 4

Pour l’Éducation nationale, l’émancipation et la démocratie ne peuvent donc se concevoir que dans le cadre d’une république à laquelle sont rattachées sans discussion possible un certain nombre de valeurs qui lui seraient consubstantielles et exclusives. Dans les prescriptions officielles, les valeurs et principes défilent comme à la parade : liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, égalité hommes et femmes etc, la liste est infinie puisque, par principe, tout ce qui est positif ne peut être que républicain. Jusqu’à l’uniforme scolaire qualifié  par un ministre de l’Éducation (Blanquer) de « tenue républicaine » (sic)… Une singulière extension du domaine d’intervention de la république qui, outre qu’il doit laisser dubitatifs nos voisins britanniques, belges, néerlandais, danois, norvégiens, suédois… fait l’impasse, comme je le soulignais dans une précédente note, sur l’impossible définition d’un régime politique, la république française, liée à une histoire qui, de 1792 à 2024 n’a jamais été un long fleuve tranquille ni un modèle pour les droits humains. À moins, bien sûr, de considérer l’histoire de la France à travers le prisme du roman national…

Très révélatrice de cette approche désincarnée d’une république déconnectée de toute historicité, la confusion opérée par les programmes officiels entre « république » et « nation », cette dernière faisant l’objet, à travers l’apprentissage obsessionnel de ses symboles, d’un véritable culte scolaire : hymne national à tous les étages des cycles 2 et 3, drapeau en façade des écoles (loi Peillon), puis à l’intérieur des salles de classe (loi Blanquer), commémorations historiques détournées en cérémonies patriotiques (notamment dans le cadre du centenaire de 1914-1918), éducation à la défense, élèves de 15-16 ans en uniforme, au garde-à-vous devant le drapeau chaque matin pour chanter la Marseillaise : avec le SNU s’inscrivant officiellement dans le cadre et la continuité de la scolarité obligatoire, l’éducation morale et civique se trouve ainsi dénaturée par une dimension nationale, identitaire et autoritaire, certes traditionnelle dans le cadre d’une Éducation qui s’est toujours voulue nationale mais qui, incontestablement, depuis quelques années fait l’objet d’une surenchère sans fin ; conséquence, pour une bonne part d’une malheureuse mis en cause de l’école dans les attentats de 2015, une dérive dont elle n’a pas fini de payer le prix. Notamment en imposant à 13 millions d’élèves, à leur famille, aux enseignants, un respect absolu pour un régime politique sur lequel toute interrogation est par avance interdite.

La république comme punition

Car la république à l’école est d’abord coercitive, les instructions les plus officielles entretenant, entre respect des règles indispensables dans toute collectivité et obéissance indiscutée à un ordre politique, une très abusive confusion des genres :  

« L’amélioration du climat scolaire passe par la transmission des valeurs de la République, qui fondent la cohésion nationale. Cette transmission passe par l’application stricte du règlement intérieur de l’établissement et par l’usage de la hiérarchie des sanctions. »

Une logique punitive confortée par le climat de panique morale entretenu autour de l’école depuis les attentats de 2015 et qu’avait illustré une déclaration du président Hollande dans un discours (vœux au monde de l’éducation, 21 janvier 2015) dont bien peu avaient alors soupçonné la portée :

« chaque fois que sera prononcé (...) un mot qui met en cause une valeur fondamentale de l'école et de la République, il y aura une réaction (…) tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l'autorité du maître ou du professeur fera l'objet d'un signalement au chef d'établissement. Aucun incident ne sera laissé sans suite. (…) C'est en faisant en sorte que l'autorité soit respectée, celle du maître, que nous pourrons aussi veiller à ce que les valeurs de la République soient partagées et renforcées ».

L’obéissance au « maître » (l’emploi du terme ne doit sans doute rien au hasard) comme le prérequis d’un hypothétique ordre républicain ? Attal ne dit pas autre chose lorsqu’il exige :

« des sanctions fortes à la moindre entorse à notre pacte républicain… on ne négocie pas avec la République : on l’accepte, on la respecte en entier, sans la moindre exception. »

Aujourd’hui, avec Attal, la république à l’école prend la forme d’une mise au pas inconditionnelle des élèves, brutale et infantilisante ; une énonciation qui n'a pourtant guère suscité de réserves... parce que républicaine ?

« À l’école française – a-t-il déclaré – on ne conteste pas l’autorité, on ne conteste pas la laïcité, on les respecte (…) On ne détourne pas le regard devant un tableau, on ne se bouche pas les oreilles en cours de musique, on ne porte pas de tenues religieuses. Bref, on ne conteste ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos valeurs. » 

Accepter par principe l’autorité, sous peine de sanctions ? Ce principe constitutif des régimes totalitaires – une effarante énonciation qui n’a pourtant guère suscité de réserves – érigé en norme éducative, réduit à néant la prétention affichée de « former des citoyens libres et éclairés » qui se révèle alors pour ce qu’elle est vraiment : une duperie.

La république comme liturgie

Avec le fétichisme des « valeurs de la république », s’opère un transfert de sacralité (D. Julia) qui met l’éducation morale et civique en porte-à-faux avec ses valeurs affichées. Liberté de conscience, liberté d’expression, esprit critique, culture du jugement et du discernement : on voit mal comment ces valeurs et ces compétences qui font la cible de tant de prescriptions officielles pourraient s’incarner et s’entretenir chez les élèves à travers un objet, la république, tenu à l’écart de toute mise à distance, de tout questionnement pourtant légitime.

En réalité, l’EMC telle que présentement conçue, tient davantage d’une religion d’état que d’une éducation à la citoyenneté… à moins, bien sûr, et c’est l’hypothèse que je retiendrai, que la citoyenneté ne soit comprise comme la soumission  à (ou la complaisance pour) un ordre politique, économique et social, communément appelé républicain, quelle qu’en soit la nature réelle. À moins également que le respect d’autrui ne soit singulièrement borné par les frontières nationales, considérées bien imprudemment comme seul fondement possible d’une vie collective au-delà de laquelle commenceraient le communautarisme… et la menace terroriste.

Civilité, citoyenneté, nationalité : en amalgamant de manière abusive (et sans doute volontaire) trois registres différents, l’Éducation nationale s’arroge en fait sur la société un pouvoir exorbitant, arbitraire également, puisqu’il s’exprime à travers des injonctions répétées et autoritaires jamais soumises au débat, jamais confrontées à la diversité des opinions qui, loin d’être un obstacle à la vie en société, devraient être le fondement d’une société démocratique.

Mais l’école de la république n’est pas une école démocratique ; elle ne l’a jamais été. Elle peut bien persister à se référer sur un mode incantatoire à une origine historique largement fabriquée (l’école dite de J. Ferry est autant un aboutissement de siècles d’alphabétisation qu’un point de départ), s’obstiner dans une posture de forteresse assiégée, ses prétentions moralisantes à visée civique, ses exhortations quasi liturgiques autour des « valeurs de la république » tournent à vide. Ce n’est pas par l’adhésion forcée à un régime politique mythifié qu’elle trouvera sa justification, encore moins qu’elle fera sens aux yeux des élèves. Exigeant d’eux allégeance et conformisme, elle en fera peut-être de bons professeurs de morale, de fidèles électeurs, des sujets disciplinés, parfois aussi des êtres frustrés qui peuvent se mettre en colère, mais sûrement pas des adultes responsables.

 

* Références des instructions officielles citées dans cette note de blog : 

https://eduscol.education.fr/1543/transmettre-et-faire-respecter-les-principes-et-valeurs-de-la-republique

https://www.education.gouv.fr/les-valeurs-de-la-republique-l-ecole-1109


 

 

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