jeudi 14 décembre 2023

Après la chasse à l’abaya, une école de non-droit pour tout le monde

 

Choqués par un tableau présenté en classe, des élèves de 6e assimilés à des terroristes potentiels, vilipendés en plein Parlement par le ministre de l’Éducation nationale en personne, menacés de lourdes sanctions, cloués au pilori par les politiques, entraînant sur les médias et les réseaux sociaux un déferlement de commentaires racistes. Surréaliste, mais c’est pourtant ce qui se passe en France en 2023. Si les détails de l’affaire m’échappent, comme d’ailleurs aux plus bruyants des commentateurs, les faits relatés s’inscrivent dans le climat particulièrement délétère créé autour d’une laïcité « à la française », qui ne peut plus dissimuler ce qu’elle est vraiment, notamment dans ses prétentions scolaires qui dénaturent le principe même d’éducation.

L’auteur de ces lignes, comme bon nombre de profs d’histoire-géo en collège, a eu l’occasion d’observer plus d’une fois dans sa carrière la gêne ressentie par certains élèves de 6e – des enfants de 11 ans, pas plus musulmans que leur enseignant – devant les représentations de la nudité par la statuaire grecque, pour ne prendre qu’un exemple. Au point de considérer, l’expérience aidant, que l’initiation à la culture antique pouvait tout aussi efficacement se faire par d’autres supports (comme il en existe d’autres que les caricatures de Mohammed pour intéresser les  élèves aux principes de la caricature…) : de la part d’un enseignant, respecter les élèves dans leur diversité, leurs croyances, n’est pas une marque de démission ni un signe de faiblesse, mais une obligation morale et professionnelle, ce que l’Éducation nationale aurait une fâcheuse tendance à oublier. Devant la réaction des élèves, il ne m’est jamais venu à l’esprit de m’indigner, ni de mépriser leur sensibilité, encore moins de considérer la chose comme une « atteinte à » et dans la foulée d’en référer au chef d’établissement qui s’empressera, toutes affaires cessantes, de la faire remonter à la cellule ad hoc du rectorat pour aboutir, toujours dans l’urgence, sur le bureau du ministre.

Pourtant prompts à invoquer les mânes des pères fondateurs, les thuriféraires d’une laïcité « à la française » devraient méditer les termes de la célèbre circulaire de J. Ferry aux instituteurs sur l’enseignement de la morale (17 novembre 1883) : 

« Si parfois, vous étiez embarrassés pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire, si non, parlez hardiment. »

Les réactions à ce qui ne devrait même pas être considéré comme une « affaire » pourraient passer pour inimaginables si, au-delà de leur outrance, elles n’avaient au contraire une bien réelle signification. Cris d’effroi chez les politiques, les commentateurs de tout bord. Dans ce regard réservé d’enfants de 11 ans sur une peinture, l’inénarrable Obin, qui s’est fait un business de la fabrication des peurs, ne voit pas moins que la marque d’une « idéologie salafiste qui gagne en ampleur à l’école » (sic). Les syndicats, certes avec des nuances mais guère mieux inspirés, réclament une protection accrue à un ministre qui n’a pas besoin de forcer sa nature pour y voir un appel à une surveillance accrue des élèves. Rappeler, comme le fait bien imprudemment le SNES, que « l’école est la cible des obscurantismes de tout bord, du terrorisme islamiste à l’extrême droite », c’est sans beaucoup de finesse, assimiler ces élèves de 6e à une potentielle menace terroriste et leur réaction devant une peinture à une forme d’obscurantisme.

Mais d’où vient l’obscurantisme à l’école sinon d’une institution qui, culturellement portée à en référer à l’autorité supérieure plutôt qu’à prendre ses responsabilités, en arrive à faire de l’éducation une simple variante de l’obéissance, celle de ses personnels mais surtout celle des élèves. Sidérante de brutalité, la réaction d’Attal n’a, à ma connaissance, guère provoqué de réactions : 

« À l’école française – a-t-il déclaré – on ne conteste pas l’autorité, on ne conteste pas la laïcité, on les respecte (…) On ne détourne pas le regard devant un tableau, on ne se bouche pas les oreilles en cours de musique, on ne porte pas de tenues religieuses. Bref, on ne conteste ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos valeurs. » 


Si, pour Attal, le fait, pour un élève, de manifester son trouble devant un tableau constitue une atteinte à la laïcité, il faudrait alors dire de quelle laïcité il s’agit, sûrement pas celle fondée par la loi de 1905, définie par son article 1 : « l’État assure la liberté de conscience ». Si la critique, si une simple question adressée à un enseignant ou l’expression d’un sentiment personnel sont assimilées à une atteinte à « l’autorité », la fonction de l’enseignant se réduisant à un simple formatage des élèves, c’est confondre éducation et dressage. Si, revendiquer le respect des « valeurs » conduit au déploiement dans les établissements de brigades de « valeurs de la république », si l’obligation scolaire est ramenée à une simple exigence d’obéissance, si toute forme de contestation conduit à une réponse punitive, comme annoncé par le ministre, on peut alors se demander à quelle conception de la citoyenneté se réfère l’Éducation nationale. Avec une jeunesse en uniforme, au garde-à-vous, convaincue que toute forme d’expression personnelle est une faute, voire un délit, avec une scolarité obligatoire qui se conclut par une période d’enfermement militaro-patriotique (le SNU), la chose est entendue : ce que l’effarante tirade d’Attal contient en germe, c’est la négation de l’individu et du libre-arbitre au profit de l’affirmation sans nuances d’une morale d’état. Quelque chose d’essence totalitaire.

Reste alors à savoir comment on en est arrivé là. Si les habitudes de conformisme et de sujétion à la hiérarchie sont autant de facteurs explicatifs, s’accordant bien malencontreusement avec les ambitions personnelles du ministre en titre, il faut également comprendre que la suspicion devenue systémique visant les élèves de confession musulmane s’est rapidement élargie à l’ensemble des élèves, entretenant autour de l’école - selon un calendrier imposé par les politiques et/ou les caprices des chroniqueurs - un climat de méfiance virant parfois à la peur panique, une ambiance délétère le plus souvent sans rapport avec la réalité quotidienne des établissements, dont un ministre ambitieux (pour sa carrière personnelle) et peu regardant sur les moyens saura toujours tirer le meilleur profit. 

Mais en faisant le choix d’une logique punitive pour l’école, Attal n’innove pas vraiment, s’inscrivant dans une dialectique de panique morale et de remise en ordre de l’école largement initiée depuis 2015 par un gouvernement de gauche à la suite d’un discours (vœux de Hollande au monde de l'éducation, 21 janvier 2015) dont bien peu avaient alors soupçonné la portée : 

« chaque fois que sera prononcé (...) un mot qui met en cause une valeur fondamentale de l'école et de la République, il y aura une réaction (…) tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l'autorité du maître ou du professeur fera l'objet d'un signalement au chef d'établissement. Aucun incident ne sera laissé sans suite. (…) C'est en faisant en sorte que l'autorité soit respectée, celle du maître, que nous pourrons aussi veiller à ce que les valeurs de la République soient partagées et renforcées ».

En 2023, que le port d’une robe longue par une poignée de jeunes filles puisse conduire sans susciter beaucoup d’opposition (du moins pour le moment…) à mettre 13 millions d’élèves en uniforme, que quelques incidents montés en épingle suffisent à enfermer l’école dans une posture de forteresse assiégée, ce sont là quelques données, certes parmi d’autres, qui en disent long, d’une certaine façon, sur la sujétion de l’école par rapport à la communication officielle, sur une forme d’acceptation de l’autorité incompatible avec la fonction d’éducateur. Jusqu’à plus ample informé, obéir aux caprices du ministre n’est pas une obligation de la fonction publique.

Une école soumise à l’arbitraire ? Une école de non-droit pour les élèves ? Dans une école qui se vante de former des citoyens, encore faudrait-il que les textes internationaux signés et ratifiés par la France représentent autre chose que des formules alignées sur un papier.

On se limitera à la Convention internationale des droits de l’enfant (1989), qu'il n'est pas nécessaire d'être musulman pour opposer à Attal...

Article 12

1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.

Article 13

1. L’enfant a doit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen du choix de l’enfant.

Article 14

1. Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

2. Les États parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités.

3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publiques ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui.

 

 

Mise à jour (15/12/2023)

Aujourd’hui en ligne, le « bilan mensuel des atteintes à la laïcité ». On y découvre entre autres 66 « signalements pour port de signes et tenues » (sic) relevés en novembre mais également une comptabilité quotidienne sous forme d’un tableau soigneusement renseigné - les chefs d'établissement disposent manifestement de beaucoup de temps libre - montrant, par exemple, à la date du mercredi 22 septembre :

- nombre de ports de tenues non conformes : 2
- nombre de refus de modifier sa tenue (après dialogue) : 0
- nombre d’établissements ayant signalé au moins un port de tenues non conformes : 2

Le tout rapporté à 59 650 établissements et 12 500 000 élèves…

Une masse statistique aussi convaincante qu’en son temps celle du GOSPLAN, avec, d’une certaine façon, un objectif identique à valeur performative, destiné à rassurer le bon peuple et à conforter la bonne conscience du prescripteur. Ici, il faut comprendre que l’école de la république est certes en danger mais que grâce à la volonté sans faille de tout un personnel sous l’autorité de son guide suprême, la victoire est au bout du tableur. Reste à savoir la victoire sur quoi. 

Des chiffres à l’unité près, comme ci-dessus, l’Éducation nationale n’en fournit par exemple jamais sur des sujets sans doute insignifiants comme la pauvreté des élèves : ce n’est pas de ses services mais par les associations que l’on apprendra qu’un élève sur cinq vit au-dessous du seuil de pauvreté ou que plusieurs milliers d’entre eux ne savent pas où ils vont dormir la nuit. L’Éducation nationale a effectivement d’autres priorités, desquelles on peut conclure que si les « atteintes à la laïcité » constituent une menace pour la république et pour son école, c’est que cette république et cette école ne méritent guère de considération.

 

 

Sur ce blog : Treize millions d'élèves en uniforme pour le service d'Attal
 

 

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