jeudi 4 avril 2024

Financement public de l’école privée : les non-dits d’une question biaisée

 

Un rapport parlementaire sur l’école co-écrit par la droite et la gauche : le rapport d’information Vannier (LFI) – Weissberg (Renaissance) sur le financement public de l’enseignement privé sous contrat n’est pas sans ambigüité. En dépit de quelques divergences entre les auteurs, lorsque la droite et la gauche s’accordent sur l’école, c’est rarement l’école qui y gagne.

Ambigüité sur la responsabilité de l’enseignement privé dans la perpétuation des inégalités sociales : car dénoncer le financement de l'école privée comme seule source de ségrégation, c'est refuser de prendre en compte les effets d'une ségrégation systémique, consubstantielle à l'Éducation nationale. Historiquement fondé sur une séparation entre l’ordre primaire et l’ordre secondaire, sur une définition académique des savoirs, dissociant de façon arbitraire savoirs manuels et savoirs intellectuels (eux-mêmes très souvent confondus avec les savoirs universitaires), l’école française, s’est toujours fermée à une démocratisation réelle, réservant les places et les titres aux seuls « héritiers », légitimés au nom d’une prétendue méritocratie républicaine (Bourdieu, 1964). Si aujourd’hui, la France est l’un des pays développés où les résultats scolaires sont le plus étroitement liés à l’origine sociale, en chercher la cause exclusive dans le financement de l’enseignement privé témoigne surtout du refus de traiter le problème à la racine.

Ambigüité également sur la question du financement public de l’enseignement sous contrat. Car si l’opacité de certains financements peut être effectivement dénoncée, on a parfois la fâcheuse impression que, partant de quelques cas particuliers (Stanislas…), les rapporteurs en arrivent à remettre en cause le principe du financement par l’impôt d’un enseignement qui serait insuffisamment contrôlé, confondant malhonnêtement contrôle financier et contrôle pédagogique. Ce faisant, la question change alors de nature. De fait, si le financement public d’un enseignement majoritairement catholique, résultant de la loi Debré, a toujours fait figure, dans une mouvance dogmatiquement laïciste (et non laïque, la laïcité dans son acception 1905 n’étant pas dogmatique…), d’un épouvantail entretenant le séparatisme scolaire et la sélection sociale, on peut tout au contraire – c’est du moins mon point de vue – considérer que le principe du contrat d’association a singulièrement réduit la liberté d’enseignement, aboutissant à faire des établissements privés une copie presque conforme des établissements publics, notamment dans les régions où sa présence est la plus forte (académies de Nantes, Rennes) où le passage de l’un à l’autre obéit à des préoccupations pratiques bien plus qu’idéologiques. Avec des enseignants (mal) formés comme leurs collègues du public, passant les mêmes concours, tenus de respecter les mêmes programmes, selon les mêmes rythmes, relevant du même corps d’inspection, préparant leurs élèves aux mêmes examens, la liberté d’enseignement comprise comme une autonomie par rapport aux normes prescrites et à leur traduction administrative, est singulièrement réduite, bornée dans le carcan de l’Éducation nationale. Et lorsque les auteurs du rapport en arrivent à s’indigner devant le refus de l’Enseignement catholique de mettre en place les groupes de niveau pourtant massivement critiqués par ailleurs ou certaines réticences manifestées lors de l’hommage obligatoire, règlementaire (et quasi religieux…) à D. Bernard, on comprend alors que la question du financement public de l’école en recouvre une autre, sans rapport avec la justice sociale.

Car si cette question du financement public a un sens, c’est aussi et d’abord par la place qu’il accorde à ses acteurs, à leur diversité, par l’autonomie et la liberté qu’il leur reconnaît, autrement dit par la nature plus ou moins démocratique concédée au système éducatif. Or, à un moment de son histoire où l’Éducation nationale se fait plus autoritaire, plus brutale que jamais, alors que la ministre en titre se trouve elle-même réduite au rôle de courroie de transmission du Premier ministre, que l’institution scolaire  – certes instrumentalisée par les politiques et outrancièrement relayée par les médias –  s’est inventé de toutes pièces un problème religieux qui n’existait plus depuis longtemps, qu’une large partie de l’administration scolaire (et des personnels ?) semble tétanisée à l’idée de ne pas respecter à la lettre les consignes, que tout désordre scolaire est susceptible de faire l’objet d’une plainte au pénal, il me semble pour le moins imprudent, voire inconscient, de réclamer un surcroît de contrôle étatique sur l’école. C’est pourtant ce à quoi aboutit ce rapport parlementaire qui, par certains côtés, sent sa blouse grise.

J’emprunte ma conclusion à Suzanne Citron qui, dans un ouvrage posthume – rédigé en 1978 mais seulement publié en 2024 – posait avec acuité la question cruciale du monopole d’état sur l’éducation, inséparable selon elle d’ « une mise en ordre symbolique du monde », transmise en héritage au fil des siècles par une élite lettrée laissant à l’écart toute une partie de la société, privée des codes qui lui permettraient de se l’approprier.

Penser le financement d’un véritable service public d’éducation libéré de la tutelle étouffante de l’Éducation nationale : il faudra sans doute autre chose qu’un rapport parlementaire pour faire avancer la réflexion.

 

« Le monopole d’État, en ce qui concerne les secteurs éducatifs, sociaux, culturels est, j’en suis persuadée, le nœud gordien à trancher. Et surtout pour l’école. Mais attention, car c’est là toucher aux tabous inscrits, à gauche, par la culture social-étatique et la logique historique, héritée du XIXe siècle, qui, pour faire contrepoids à l’Église et au cléricalisme, produit l’école laïque d’État, sous les auspices de la République et de la science.

 On sait comment Célestin Freinet, chassé de l’Institution, dut finalement créer sa propre coopérative. Le fiasco de notre système d’éducation depuis mai 1968*, s’il a de multiples causes, est inséparable de l’armature étatique et bureaucratique, ne serait-ce qu’à cause des horaires uniformes, des programmes nationaux détaillés, du système de nomination qui rend impossible la constitution d’équipes pédagogiques novatrices, animées d’une conception commune, et stables. Mais là il y a accord entre le pouvoir d’État et certains contre-pouvoirs syndicaux. C’est pourquoi j’ai parlé de tabou « à gauche (…)

Les liens actuels entre école et société tiennent au rôle de l’école comme filtre social par l’échec scolaire et les diplômes. Les individus « manuels » sont rejetés d’une école qui impose un modèle culturel de lettrés. Ils ne sont pas conformes au type humain supposé derrière le modèle. Les « meilleurs » individus sont les plus « adaptés », ceux qui franchissent peu ou prou les degrés du cursus honorum dont l’État détient les clefs.

On ne peut donc séparer expérimentation éducative et expérimentation sociale. On ne peut élaborer des projets de structure éducative désenclavée, sans imaginer en même temps un tissu socio-professionnel, une entreprise, où la compétence plus que le diplôme servira de critère (…)

Oui, il s’agirait d’une révolution copernicienne et l’on me dira que je rêve. Peut-être. Mais alors ne posons plus la question du retournement. »

 

* Comprendre : un système d’éducation dont Mai 68 a montré toutes les limites. Dans la bouche de Suzanne Citron, ce n’est évidemment pas un éloge de l’école d’avant Mai 68…

 

Suzanne CITRON, Légataires sans héritage, Pensées pour un autre monde, Les Éditions de l’Atelier, 2024.

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