mardi 12 mars 2024

Protéger les enseignants ? Mais d'abord les protéger du Sénat...

 

Dans un rapport qu’il vient de publier, le Sénat rend publique une liste de recommandations visant à assurer une « protection effective » des enseignants. A la vérité, si les enseignants doivent être protégés de quelque chose c’est d’abord du Sénat et du climat d’hystérie entretenu autour de l’école.

Meurtres de S. Paty et de D. Bernard, « atteintes à la laïcité », désordres scolaires : le rapport est construit autour d’un amalgame aussi scabreux qu’irrationnel confondant des faits que rien ne relie, sinon la mauvaise foi pathologique de ses auteurs incapables de dissocier le meurtre d’un prof par un terroriste isolé du bavardage d’élèves de CP ou des désordres inhérents à toute collectivité de jeunes (sauf bien sûr dans les régimes totalitaires), le tout fusionné dans un sidérant « constat d’une violence endémique dans les établissements scolaires, qui touche désormais le primaire comme le secondaire. »

Après neuf mois de cogitation intense sur le sujet, les sénateurs accouchent de 38 propositions visant à « protéger l’école ainsi que l’ensemble du personnel qui y travaille et restaurer l’autorité de l’institution scolaire. » Si certaines de ces propositions prêtent à rire, on s’avise pourtant rapidement qu’elles se résument à deux priorités : surveiller et punir.

Extraits :

Recommandation n° 1 : « instaurer tous les ans en octobre dans chaque établissement scolaire un hommage aux enseignants assassinés, en tenant compte de l’âge des élèves. » Outre qu’un hommage obligatoire n’est pas un hommage mais une brimade, les sénateurs devront expliquer par quel miracle les élèves devraient se sentir concernés par des meurtres auxquels ils sont complètement étrangers. A moins, bien sûr, qu’ils ne soient considérés comme coupables ou que la critique d’un cours sur les Croisades ne soit assimilé à une menace terroriste.

Recommandation n° 2 : « modifier la rédaction de l’article L. 312-15 du code de l’éducation, afin de recentrer le contenu de l’enseignement moral et civique sur la connaissance des institutions françaises et européennes… » Une vieille habitude française : il est toujours plus facile de faire la morale aux jeunes (et de « modifier » les programmes d’EMC comme le font systématiquement tous les ministres de l’Éducation nationale) que de se remettre soi-même en cause.

Recommandation n°3 : « élaborer dans chaque établissement un projet d’établissement incluant des actions relatives aux valeurs de la République et à la laïcité… » Quelles valeurs ? Quelle république ? Quelle laïcité ? Poser la question demanderait sans doute trop de remises en cause.

Recommandation n°6 : « élargir pour les élèves l’interdiction du port de signes et tenues religieux ostentatoires à toute activité organisée par l’institution scolaire, y compris en dehors du temps scolaire… » En d’autres termes, miracle de la laïcité "à la française", il s’agit de surveiller la tenue vestimentaire de la société civile sur l’espace public, version laïque d’une police du vêtement telle qu’elle se pratique en Iran ou en Afghanistan.

Recommandation n°9 : « rappeler systématiquement aux parents en début d’année les prérogatives de l’enseignant (…) Pour cela, faire signer aux parents une « charte des parents » et y inclure spécifiquement le délit d’entrave à l’enseignement, assorti d’exemples concrets ; l’annexer au règlement intérieur. » Cela ne fera jamais qu’une signature de plus à la collection de documents que les parents doivent signer à chaque rentrée (voir aussi recommandation n° 10), signature dont personne ne semble s’être rendu compte qu’à partir du moment où elle est obligatoire, elle n’a aucune valeur juridique ni morale.

Recommandation n° 10 : « afin de mettre fin au non-respect répété des règles du vivre ensemble au sein d'établissements scolaires par un élève perturbateur (…) prévoir la signature d’un protocole d’accompagnement et de responsabilisation des parents. » La république sauvée par les autographes… Mais aussi : « créer une sanction pénale, sur le modèle de la sanction pour non-respect de l'obligation d'assiduité scolaire, pour non-respect répété des règles de fonctionnement et de la vie collective des établissements » La prison pour les parents d’élèves perturbateurs ? L’imagination des sénateurs est sans limites.

Recommandation n° 12 : « afin de protéger les enseignants et les élèves et permettre une scolarité dans un climat scolaire apaisé, simplifier les procédures des conseils de discipline. » Par exemple en considérant l’élève coupable par principe (les principes du droit ne valant que pour les cours d’EMC…)

Recommandation n°14 : « développer les structures d’accueil pour les élèves hautement perturbateurs ou poly-exclus » … les économies réalisées par la fermeture de milliers de classes permettant sans doute l’ouverture de maisons de correction. C’était également, sous le nom d’ERS, une idée chère au poly-délinquant Sarkozy.

Recommandation n°16 : « afin de conforter les chefs d’établissement dans les signalements d’incidents, rappeler le principe selon lequel ils ne sont pas évalués en fonction du nombre de signalements effectués. » Pour nombre d’entre eux, ce rappel est sans doute inutile.

Recommandation n°18 : « rappeler la possibilité ouverte à tout enseignant de signaler directement un « fait établissement » au ministère, sans passer par le chef d’établissement » … tant il est vrai que le laxisme des chefs d’établissement gangrène l’école de la république.

Recommandation n° 19, 20, 21, 23, 24 : faire appel à la police en cas de besoin, multiplier les dispositifs de vidéo-surveillance etc. On n’y avait jamais pensé.

Recommandation n°22 : « étendre aux enseignants et au personnel administratif la formation dispensée par la gendarmerie aux cadres de l’éducation nationale à la « prévention et à la gestion de crise… » A défaut de formation pédagogique…

Recommandations 27 à 38 : « fluidifier le parcours judiciaire pour les agents victimes » : pas moins de onze propositions pour rappeler que les enseignants bénéficient des mêmes droits que les autres. Observons néanmoins que des droits des enfants et des élèves, il n’est pas question ici.

Quelque part entre Ubu et Kafka, ce nouveau rapport du Sénat – ce n’est pas le premier de la même veine – apparaît donc comme un jalon de plus dans la fabrication d’une image apocalyptique de l’école et de ses élèves. Partant de quelques témoignages ponctuels et arbitrairement sélectionnés, usant et abusant d’une rhétorique outrancière et hélas habituelle  sur la laïcité confisquée par les spécialistes auto-proclamés (Schnapper, Seksig, Roder, Obin), méprisant le terrain (deux établissements visités, Conflans-Sainte-Honorine, Oullins…), fusionnant des faits de nature différente (le meurtre de S. Paty et le refus d’une jeune fille de se déshabiller à la piscine…), les sénateurs offrent à des médias racoleurs tous les éléments constitutifs d’une surenchère hystérique dont ils font leur miel (« 100 000 enseignants menacés » pour BFMTV…)

Mais cette démarche outrancière et malhonnête fait sens : plutôt que de prendre en considération la diversité légitime des élèves, de constater et de reconnaître l’obsolescence d’une éducation civique à forte connotation identitaire, où les mots (république, laïcité), carrément détournés de leur origine, tournent à vide, le rapport sénatorial se crispe sur une ligne exclusivement punitive, renfermant l’école dans une posture de forteresse assiégée. Pitrerie politicienne qui, en faisant des élèves autant de menaces potentielles pour les enseignants, met à mal le rapport de confiance sans lequel aucune éducation n’est possible. A moins, bien sûr, de considérer l’éducation comme une mise au pas des jeunes, une voie dans laquelle l’Éducation nationale s’engage bien inconsidérément.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Le venin dans les têtes, le venin dans l'école

  Le RN premier parti de France : ce n’est plus un cauchemar, c’est une réalité. Refuser de poser la question de savoir comment le cauchem...