Curieuse par sa genèse – terminée en 1978 mais refusée par plusieurs éditeurs – cette publication posthume de Suzanne Citron (2024) intéressera tout spécialement les enseignants. Car cette réflexion foisonnante, remontant à l’origine des hommes, aboutit tout naturellement à la question scolaire. En fil rouge, « une mise en ordre symbolique du monde », transmise en héritage au fil des siècles par une élite lettrée laissant à l’écart toute une partie de la société, privée des codes qui lui permettraient de se l’approprier. Pour Suzanne Citron, la césure entre activité manuelle et activité intellectuelle, légitimée par la hiérarchie traditionnelle – oratores, bellatores, laboratores – s’est transmise sans beaucoup de changements jusqu’à nos jours, notamment par l’intermédiaire de l’école, aboutissant à un appauvrissement arbitraire du principe d’éducation (cette vieille méfiance des éducateurs pour le corps et l’activité physique…) et s’avérant, quel que soit le régime politique, comme un redoutable outil de sélection sociale. A juste titre, Suzanne Citron rappelle comment Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire en 1879 et reconnu comme l'un des promoteurs de l'école dite "républicaine", opposait les « aptitudes intellectuelles qui font l’homme » et les « aptitudes intellectuelles qui font l’ouvrier ».
Cette note de blog ne se veut pas comme un compte-rendu de lecture mais comme une incitation à découvrir un livre qui, par bien des côtés, s’inscrit dans la continuité de L’école bloquée (1971) et préfigure Le Mythe national (1987).
Extraits :
« Il faudrait un autre livre pour décrire comment, depuis la fondation du monopole universitaire par Napoléon, étendu en monopole républicain, l’école, ses programmes, son organisation, sont devenus une gigantesques institution d’État, qui emprisonne dans sa logique bureaucratique toutes les formations reconnues dans notre pays ; pour montrer la conjonction entre la professionnalisation des savoirs, multipliés au XIXe siècle, puis au XXe siècle, et l’organisation, dans la machine d’État, des carrières enseignantes autour de ces savoirs, défendus âprement par des associations corporatives de spécialistes. Une structure institutionnelle séculaire, un Ministère – et quelques secrétariats d’État – énorme machine administrative, impose à nos enfants « l’éducation » entièrement décidée par elle. Les contenus de formation, les programmes obligatoires s’enracinent dans une continuité : celle de la structure logique des sept arts libéraux imaginée dans l’école antique par les couches aristocratiques (libérées, par l’esclavage, du travail manuel). Structure quelque peu remaniée par le développement des humanités jésuites et des sciences positives du XIXe siècle. Mais structure qui continue à reproduire et perpétuer la coupure épistémique entre le savoir d’un côté et la vie de l’autre.
Cet énorme pavé, cette institution lourde et décourageante, sont inséparables de la question, sans cesse posée et jamais résolue, d’un retournement dans notre manière de vivre et de penser. C’est pourquoi je voudrais, pour terminer ce parcours non linéaire de la logique de l’Un, qualifier cette structure de « totalitaire », parce qu’elle est un espace d’État (abstrait parce que bureaucratique), par ce qu’elle impose un temps homogène, unique, à toute formation (en régentant les âges et les progressions), parce qu’à travers les savoirs cloisonnés de ses programmes, elle est maître de l’univers des symboles et qu’elle ne tolère que les siens, hérités de la culture supérieure […] »
De ses origines napoléoniennes, l’école républicaine a bien malencontreusement récupéré ce que Suzanne Citron appelle une « logique des savoirs parcellisés », fondement du système éducatif d’aujourd’hui :
« il s’agit ici d’une logique qui s’entrecroise avec celle de la bureaucratisation et de la professionnalisation […] Chaque discipline, appuyée sur un corps de docteurs, développe son domaine. En ce domaine se déploie l’Être de la discipline, et cet Être devient la raison du domaine constitué en chasse gardée et consolidé par les autres logiques : celle de la corporation et celle de la bureaucratie d’État […] Dans cet ordre étatique du savoir, le sujet – quel qu’il soit, enfant, adulte, élève, parent ou maître, administrateur de tout rang – est réellement et en toute hypothèse « possédé par l’institution ». Au terme de deux mille cinq cents ans d’héritage – qu’il contribue à perpétuer – comment transformer l’ordre étatique du savoir imposé ? […] On n’aura jamais fini de le dire et de le répéter, parce que le mythe de l’école, qui appartient aussi à cette démarche longuement analysée de la pense rationnelle, octroyant l’Être à une entité, l’a longuement occulté : notre système scolaire, créé par la Troisième République, s’est moulé dans le schéma hiérarchique et dans le cadre des ambitions et du désir bourgeois de la place […] Nos programmes, nous l’avons vu, juxtaposant en divers mélanges les disciplines issues des arts libéraux, des humanités jésuites et des avoirs professionnalisés au XIXe siècle dans l’Université. Par la contrainte du monopole d’État, on a, sur cette base, créé un savoir commun, national, fondé exclusivement sur la mémoire des classes supérieures. C’est là, en fait, une conjoncture totalitaire, à travers laquelle se reproduisent, sans fin, le langage et la mémoire greffés sur la césure première, et une culture qui ne put prendre en charge la vie quotidienne […]
En conclusion, Suzanne Citron imagine la création d’ « espaces désenclavés » qui remettraient en cause un monopole d’État … qui n’a d’autre justification qu’historique.
« Le monopole d’État, en ce qui concerne les secteurs éducatifs, sociaux, culturels est, j’en suis persuadée, le nœud gordien à trancher. Et surtout pour l’école. Mais attention, car c’est là toucher aux tabous inscrits, à gauche, par la culture social-étatique et la logique historique, héritée du XIXe siècle, qui, pour faire contrepoids à l’Église et au cléricalisme, produit l’école laïque d’État, sous les auspices de la République et de la science.
On sait comment Célestin Freinet, chassé de l’Institution, dut finalement créer sa propre coopérative. Le fiasco de notre système d’éducation depuis mai 1968*, s’il a de multiples causes, est inséparable de l’armature étatique et bureaucratique, ne serait-ce qu’à cause des horaires uniformes, des programmes nationaux détaillés, du système de nomination qui rend impossible la constitution d’équipes pédagogiques novatrices, animées d’une conception commune, et stables. Mais là il y a accord entre le pouvoir d’État et certains contre-pouvoirs syndicaux. C’est pourquoi j’ai parlé de tabou « à gauche ».
Les liens actuels entre école et société tiennent au rôle de l’école comme filtre social par l’échec scolaire et les diplômes. Les individus « manuels » sont rejetés d’une école qui impose un modèle culturel de lettrés. Ils ne sont pas conformes au type humain supposé derrière le modèle. Les « meilleurs » individus sont les plus « adaptés », ceux qui franchissent peu ou prou les degrés du cursus honorum dont l’État détient les clefs.
On ne peut donc séparer expérimentation éducative et expérimentation sociale. On ne peut élaborer des projets de structure éducative désenclavée, sans imaginer en même temps un tissu socio-professionnel, une entreprise, où la compétence plus que le diplôme servira de critère […]
Oui, il s’agirait d’une révolution copernicienne et l’on me dira que je rêve. Peut-être. Mais alors ne posons plus la question du retournement. »
*Comprendre : un système d’éducation dont Mai 68 a montré toutes les limites. Dans la bouche de Suzanne Citron, ce n’est évidemment pas un éloge de l’école d’avant Mai 68…
Suzanne CITRON, Légataires sans héritage, Pensées pour un autre monde, Les Éditions de l’Atelier, 2024.
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