Le RN premier parti de France : ce n’est plus un cauchemar, c’est une réalité. Refuser de poser la question de savoir comment le cauchemar est devenu réalité n’est sans doute pas le meilleur moyen d’y mettre fin.
Alors qu’en 2002, l’accession de Le Pen père au second tour avait suscité une émotion considérable – des manifestations de masse suivies par un vote tout autant massif de rejet – il n’en est plus de même 22 ans plus tard, avec la banalisation de la rhétorique d’extrême-droite et son acceptation dans une large partie de l’opinion publique. Une banalisation que n’expliquent, quoiqu’en disent de savants experts, ni l’impopularité de l’actuel président ni la situation économique et sociale d’un pays, qui, en dépit de ses défauts et de ses injustices, reste l’un des plus riches du monde. L’analyse facile selon laquelle le vote d’extrême-droite serait d’abord un vote de colère, de frustration, de la pauvreté (ce « sentiment d’abandon » cher aux chroniqueurs… ) n’est pas crédible : on peine à comprendre pourquoi les plus démunis – au nom desquels d’éminents spécialistes s’autorisent à parler – apporteraient leur suffrage à un projet politique déconnecté de toute analyse économique et sociale un peu sérieuse (le démontage des éoliennes chez Le Pen…) mais concentré sur l’expulsion des immigrés et la fermeture des frontières.
Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi, en Europe, la France se distingue, avec constance, au fil des ans, par cette disposition impressionnante pour le vote d’extrême-droite. Si l’on exclut ou que l’on relativise comme cause première le contexte économique et social, il faut alors se tourner vers d’autres facteurs, historiques – la France est un terreau de l’extrême-droite – ou encore culturels. Orgueil national (même si ce dernier est largement partagé à gauche), méfiance envers l’étranger, rejet des migrants, racisme, islamophobie (dont la propagation dans le discours public même officiel n’est pas pour rien dans la fabrication d’un Zemmour) : incontestablement, dans le vote d’extrême-droite, la motivation identitaire reste première.
Dans un contexte de poussée identitaire et xénophobe qui repousse toujours plus ses limites, si l’on peut certes mettre en avant la responsabilité de quelques agitateurs médiatiques, elle ne permet pas de comprendre à elle seule pourquoi des fantasmes et des contrevérités aussi peu fondés sur les faits ou sur l’histoire (souvent mise à contribution) ont pu conquérir l’espace public. Des convictions largement répandues ne viennent jamais de nulle part. Si les considérations identitaires ont pu aussi facilement gangréner le débat politique et l’opinion publique, c’est sans doute parce que le terrain est déjà préparé. Un terrain qui rencontre le chemin de l’école. Et si, ces dernières années, le vote d’extrême-droite est devenu majoritaire chez les jeunes, ce n’est pas non plus le fait du hasard.
Une éducation fâcheusement nationale
Depuis ses origines, l’école républicaine s’attache comme à un dogme indéfectible à la nécessité de faire émerger chez l’enfant une « conscience nationale » ; après la famille, par le respect obligatoire et répétitif des symboles nationaux, par l’enseignement de l’histoire, la formation des enfants se construit autour d’une identité collective qui ne s’imagine pas autrement que nationale. Une identité arbitraire et réductrice, d’une invention récente dans l’histoire de l’humanité, la nation, pas plus légitime ni indiscutable que n’importe quel autre artifice par lequel le pouvoir politique a cherché à asseoir sa domination sur la société. Le sentiment national, n’a rien de naturel, notamment chez les enfants, « il n’est spontané que lorsqu’il a été parfaitement intériorisé ; il faut préalablement l’avoir enseigné » (1). Cet enseignement de l’histoire – en dépit de timides évolutions - reste aujourd’hui encore, notamment à l’école primaire, marqué par le « mythe national » analysé par Suzanne Citron (2), dans une « mise en scène du passé » imaginée par les détenteurs du pouvoir, monarchique comme républicain, dont la fonction est de conforter une autorité que la nation permet de sacraliser.
Depuis 2015 et la mise en accusation de l’école dans les attentats, imputés, comme on n’a cessé de l’affirmer, à un déficit d’adhésion des jeunes à l’idée nationale, l’Education nationale a dégainé un impressionnant attirail identitaire destiné à entretenir chez chaque élève « l’amour de son pays » : culte pathologique des symboles nationaux (apprentissage de la Marseillaise, omniprésence du drapeau dans les écoles), « mobilisation autour des valeurs de la république », renforcement de l’éducation à la défense (le dernier protocole insistant lourdement sur les commémorations) et, pour finir sa scolarité en beauté, création d’un service national obligatoire (SNU) fortement militarisé et au contenu identitaire assumé (Marseillaise quotidienne, salut au drapeau etc).
Depuis 10 ans, c’est autour d’un renforcement d’une morale identitaire que s’est organisée la reconquête des esprits, avec les écoliers en première ligne. Une exigence conduite autant par la gauche que par la droite comme en témoigne en 2015 le débat sur réécriture des programmes d’histoire en 2015, la gauche surenchérissant sur la droite qui, en ce domaine, ne se différencie pas de l’extrême-droite.
Le président Hollande, en phase avec la totalité de la classe politique avait d’ailleurs tenu à baliser le terrain, en affirmant que l’histoire scolaire avait d’abord pour mission de « rappeler les heures glorieuses de notre passé » (11/05/2015). Son Premier ministre, avec la finesse et le sens de la mesure qu’on lui connaît, ne disait d’ailleurs pas autre chose : « il faut comprendre notre propre histoire, d'où nous venons, nos valeurs, notre identité. La France a été un immense pays parce qu'elle a toujours su parler de sa propre histoire. Oui, il faut apprendre à aimer, lucidement, mais à aimer, qui nous sommes et d'où nous venons » (02/2015).
Bref, de Peillon (« nous devons aimer notre patrie (…) apprendre notre hymne national me semble une chose évidente » 01/09/2012) à Blanquer (« la question de l’amour de notre pays est fondamentale »), c’est à une même conception étroitement bornée de l’identité collective qu’est confiée la formation morale et civique des élèves, dans une marche en avant mortifère dont le SNU est le symbole : renforcer la place des rituels patriotiques obligatoires dans le cursus des élèves , faire chanter chaque matin la Marseillaise à des jeunes au garde-à-vous devant le drapeau tricolore n’est sans doute pas le meilleur moyen de leur faire adopter un regard critique sur les fantasmes de l’extrême-droite. Et si, certes, les élèves qui ont fait leur scolarité dans ce contexte ne sont pas encore tous en âge d’être électeurs, on comprend que le climat créé autour de l’école apporte comme une légitimité au fonds de commerce de l’extrême-droite.
La peur de l’étranger, ça s’apprend aussi à l’école
Une identité arbitrairement délimitée mais aussi une identité guerrière. De fait, l’histoire enseignée, tout spécialement dans le premier degré, reste encore massivement habitée par les épisodes de guerre, une approche qui favorise toutes les dérives mémorielles, comme le montrent les commémorations (Première Guerre mondiale, Seconde Guerre mondiale) qui privilégient jusqu’au ridicule une interprétation nationale et militaire du conflit, notamment par la multiplication de cérémonies, de rituels quasi religieux peu susceptibles d’en permettre la compréhension.
Dans le cadre d’une enquête menée auprès de 7000 élèves âgés de 11 à 19 ans (3) à qui l’on a demandé de « raconter l’histoire nationale », la guerre apparaît aux yeux des jeunes comme le grand « opérateur de l’histoire (…) D’après les récits d’élèves la guerre constitue une part notable de la mémoire de peuple français. Elle fonde en quelque sorte l’identité de la France, pays guerrier et victorieux. » De ces récits d’élèves, image de leur apprentissage, la mise à distance, l’esprit critique sont presque toujours absents. Quoi qu’elle fasse, quelque crime qu’elle commette, la France et son armée sont toujours dans leur bon droit. Stéphane Clerc, autre co-auteur de l’enquête, explique :
« S’il existe un fil rouge parcourant l’ensemble du corpus (les récits d’élèves), c’est bien la menace pesant continuellement sur le territoire national (…) Nous sommes alors en présence d’un territoire « envahi », « attaqué », « occupé », « partagé », « divisé », « annexé » etc. En somme, les ennemis de la France, les autres nations - les Anglais et les Allemands principalement – révèlent en négatif les frontières du territoire national. Dans ces conditions, l’Europe est considérée comme un espace hostile (…) Finalement, non seulement le territoire national est-il volontiers présenté comme menacé ou assiégé de l’extérieur, mais la France est bien seule ».
Le fantasme du grand remplacement, obsession des polémistes évoqués plus haut, ne trouve-t-il pas alors un terreau favorable dans cette menace enseignée, rabâchée par l’école ? Une école qui apprend à des enfants de 7 ans user d’un « nous » collectif désignant les Français par opposition aux « non-français », exclus pour cette raison de la collectivité.
En finir avec le mythe national
Histoire commune, communauté nationale, fierté nationale, racines de la France, sang impur qui abreuve les sillons … Un vocabulaire qui se verrait miraculeusement chargé dans la bouche des écoliers de valeurs civiques et morales qu’il n’aurait plus dans la diatribe de prédicateurs haineux ? Dans les deux cas, pourtant, ce vocabulaire ambigu renvoie à une même croyance, une même illusion : celle d’une communauté de peuple d’origine homogène, quasi ethnique, perpétuellement menacée par un étranger imaginaire perçu comme un danger bien réel.
Parce qu’elles touchent aux notions d’identité, de communauté, de société, les affinités entre l’extrême-droite et les programmes scolaires ne sont pas anecdotiques, ni sans conséquences (même si les enfants d’aujourd’hui ne sont pas les électeurs d’aujourd’hui), dans une période où l’Éducation nationale s’empêtre bien inconsidérément dans une surenchère patriotique dont on ne voit pas la fin : après le verrouillage des programmes d’histoire, après le déploiement du drapeau tricolore dans les établissements, après l’apprentissage obligatoire et renforcé de la Marseillaise, après la sacralisation de la république, après l’instrumentalisation de la laïcité, après la mise en place, dans le cadre de la scolarité des élèves, au sein même des établissements, d’une période d’encasernement obligatoire, il est incontestable que certains choix faits par l’EN ne s’écartent pas fondamentalement des options traditionnelles de l’extrême-droite.
Prétendre que la vie collective ne pourrait se construire que dans le cadre artificiel de la nation, que toute autre forme de vie en groupe serait la marque du « communautarisme », relève certes des principes fondamentaux de l’extrême-droite mais l’incrustation de cette croyance dans l’opinion publique et le débat politique est inséparable de la légitimité que lui apporte à l’école la promotion d’un patriotisme (à dénomination variable : nationalisme, souverainisme, républicanisme, laïcisme etc) remis au goût du jour précisément au moment où ce type d’identification montre toutes ses limites et tous ses travers : la stigmatisation de l’immigré et de ses descendants, la peur de l’étranger, le repli derrière les frontières, le recours irréfléchi à la guerre, l’incapacité à comprendre le monde.
« Le discours frileux ou méchant de ceux qui voudraient nous convaincre que nous sommes menacés de « disparaître » sous la vague des nouvelles « invasions » ne débouche sur aucun futur, mais il se réclame de stéréotypes que l’histoire républicaine a diffusés : origine gauloise, France éternelle défendue à Poitiers par Charles Martel, nation supérieure à toute autre (« la nationalité française se mérite » ) … Le modèle d’assimilation que nous offrait cette histoire est devenu inopérant (…) : Notre schéma de la laïcité devra être repensé (…) Les missions de l’Etat seront cernées et clairement affirmées quand on cessera de confondre l’Etat et la nation ».
En 1987, avec la publication de son Mythe national, Suzanne Citron démontait les fondements de l’enseignement de l’histoire « une historiographie apologétique de l’Etat [sous-tendant] l’imaginaire national ». 37 ans plus tard, ce petit bouquin (plusieurs fois réédité), précurseur et tellement prémonitoire, prend un relief tout particulier dans un contexte de repli identitaire et de xénophobie assumée.
« Notre « crise d’identité », vraie ou supposée est, à bien des égards, une crise de l’imaginaire historique et de la vision de la chose publique. Quelle histoire commune et plurielle permettrait ici et là de lutter contre les fanatismes, les haines ou la simple désaffection ? […] Ce que nous prenons pour « notre » histoire résulte […] d’une écriture du passé par les élites au service ou à l’appui des différents pouvoirs. »
À un moment où la société semble se laisser séduire par des discours aussi bruyants qu’irresponsables, Suzanne Citron insiste au contraire sur la nécessité d’ « inventer une francité plurielle, métissée, généreuse, responsable. Dans une Europe à refonder et un monde à préserver du chaos, un autre modèle républicain, une nouvelle culture politique de la participation, de la transparence, de l’initiative et de la fraternité sont à promouvoir. Repenser les modalités de prescription de l’enseignement de l’histoire dans un système scolaire souple et décentralisé, est-ce un rêve fou, politiquement incorrect, ou une piste à saisir pour un nouveau regard sur la complexité ? »
1 – Anne-Marie THIESSE, La création des identités nationales, le Seuil, 1999, mise à jour 2001.
2 – Suzanne CITRON, Le mythe national, l’histoire de France revisitée, Les Editions de l’Atelier/Editions ouvrières, Paris, 2017.
3 - Le récit du commun, sous la dir. de Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau, Presses universitaires de Lyon, 2016
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