Entre mémoire collective et histoire, l’objectif affiché par l’Éducation nationale à l’occasion du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, légitime quand il s’agit de faire connaître une tragédie du passé, est beaucoup plus ambigu lorsqu’il se voit chargé d’une dimension mémorielle collective empêtrée dans ses contradictions.
« Mettre en œuvre avec les élèves un travail d’histoire et de mémoire » : l’objectif affiché par l’Éducation nationale à l’occasion du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz (27 janvier 1945), pour légitime qu’il puisse paraître quand il s’agit de la connaissance d’une tragédie du passé, est beaucoup plus ambigu lorsqu’il se voit chargé d’une dimension mémorielle collective empêtrée dans des considérations qui n’ont plus guère à voir avec l’histoire, comme c’est tout particulièrement le cas lorsque l’histoire du temps présent et l’instrumentalisation de l’antisémitisme viennent faire obstacle à la compréhension de l’événement.
Cynisme ou malheureux concours de circonstance : aujourd’hui, le président de la première puissance mondiale peut exposer sans scrupule un plan visant à « faire le ménage » à Gaza, autrement dit à expulser les survivants d’une interminable campagne de bombardements israéliens. Un nettoyage ethnique en bonne et due forme assimilé le plus ouvertement du monde à un plan diplomatique institutionnalisé : 80 ans après la découverte d’Auschwitz (car il ne s’agit pas à proprement parler d'une libération), le monde dit civilisé semble s’accommoder, quand ce n’est pas encourager, d’un nouveau crime contre l’humanité.
Pour la circonstance, je fais remonter plusieurs notes de blog relatives à la mémoire scolaire de la Shoah. Extraits :
Commémoration du débarquement : une mémoire officielle contre l'histoire
[…] Vouloir faire d’une mémoire scolaire aux fondements obscurs le gage d’une société ouverte et tolérante, d’un passé mythifié le détour obligé et suffisant d’une éducation civique vue comme une « morale de l’histoire », ne résiste pas à la constatation, guère discutable, que les politiques de mémoire n’ont pas fait reculer l’intolérance : dit abruptement, comment ne pas voir la contradiction entre la commémoration d’un événement censé libérer le monde du nazisme et la complaisance d’une large partie de l’opinion, manifestée par les votes et les sondages comme par la parole quotidienne, pour des idéologies et des partis politiques dont l’argumentaire reprend tous les poncifs du racisme, de la xénophobie, du rejet des migrants, de l’exaltation de l’identité nationale ?
Se serait-on trompé quelque part ? Dans la définition officielle de la « mémoire collective » ? Dans l’objectif affiché des commémorations ? Dans la perception courante d’un événement du passé dont il suffirait de connaître l’origine pour en éviter le retour ? La Seconde Guerre mondiale, dans ses dimensions apocalyptiques militaires (Dresde, Hiroshima) et génocidaires (la Shoah), trouve-t-elle exclusivement sa source dans ce que certains historiens appellent communément une «culture de guerre » ou dans un antisémitisme banalisé puis exacerbé ?
Ces questions sont au centre des travaux de Sarah Gensburger et de Sandrine Lefranc dans un petit livre particulièrement stimulant qui déconstruit l'illusion civique attachée aux politiques de mémoire, tout spécialement dans leur version scolaire.
« Seul un verdict « rétrodictif », c’est-à-dire qui prendrait la fin de l’Histoire pour un débouché nécessaire, une succession d’événements pour une relation de causes à effets, pourrait imputer les crimes nazis à une "culture de guerre" ou à une intolérance généralisée de la population allemande. Dans cet environnement qui bascule très rapidement dans la dynamique d’exclusion et de mise à mort, la situation immédiate détermine largement le passage à l’acte individuel. Les relations entre pairs sont décisives : l’impression de former un groupe (soudé par la vie commune, l’alcool, le sentiment d’obligation et, bientôt, l’expérience de la violence organisée en travail), les encouragements ou les contraintes qu’exercent les uns sur les autres ces hommes ordinaires (…) bons époux, bons chrétiens et bon travailleurs. Les hommes mobilisés par une autorité politique ou militaire et pris dans des interactions avec d’autres hommes – qu’ils regardent les regarder – peuvent tuer avec ou sans haine des victimes que le travail de mise à mort aura déshumanisées. »
Dans une perspective résolument sociologique (« la classe [est] un espace social (…) lieu d’interactions entre un professionnel, l’enseignant, et des élèves qui vivent en parallèle dans d’autres espaces de socialisation ») , dénonçant la fiction entretenue à l’école « sur la capacité des injonctions morales explicites à modeler durablement les comportements », Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc relèvent opportunément la contradiction entre le « devoir de mémoire » cher à l’institution et la réalité du quotidien des élèves :
« L’enseignement du « plus jamais ça » a peu de chances de fonder une résistance ultérieure lorsque la possibilité de passage à l’acte violent se présente. Il est vain d’attendre des politiques de mémoire qu’elles forment des citoyens plus tolérants et prêts, le jour j, à s’offusquer devant la comparaison d’une femme à un singe du fait de sa couleur de peau ou à refuser la violence politique – qu’il s’agisse du passage à tabac d’un individu jugé différent ou de l’anéantissement d’un groupe donné pour différent du nôtre (…) Peut-être y a-t-il quelque chose à creuser du côté de ces rêves d’une éducation non plus concurrentielle mais coopérative (…) Plus sûrement il y a quelque chose à trouver du côté d’une égalisation sociale. Elle ne fera pas disparaître le goût de la distinction mais elle peut rendre la mobilisation violente au nom de l’écart des modes plus difficiles. »
[…]
Manipuler les consciences, falsifier l’histoire, occulter ce qui dérange, ne peuvent pas être l’antidote aux génocides du futur, ni même servir de recours face aux mauvais démons qui travaillent l’opinion publique. Ce serait trop facile. La Shoah à l’école est comme une sorte d’objet patrimonial dont la présence dans les programmes et les manifestations officielles suffisent à se donner bonne conscience à peu de frais. Surtout dans un contexte malsain où la dénonciation de l’antisémitisme est détournée sans scrupules de sa réalité historique – et souvent par des héritiers intellectuels de Pétain – au profit d’un racisme islamophobe et anti-maghrébin […]
8 mai 1945 : une commémoration scolaire hors sujet
« (…) L’éducation que j’avais reçue de mes parents m’imposait une attitude respectueuse à l’égard de tous les adultes et surtout des personnes très âgées, indépendamment du milieu dont ils sortaient. Je considérais comme mon premier devoir de porter secours en cas de besoin et de me soumettre à tous les ordres, à tous les désirs de mes parents, de mes instituteurs, de monsieur le curé, de tous les adultes et même des domestiques. A mes yeux, ils avaient toujours raison, quoi qu’ils disent. Ces principes de mon éducation ont pénétré tout mon être. » Avec cette citation de Rudolf Höss, l’ancien commandant du camp d’Auschwitz, Alice Miller (psychologue, sociologue, philosophe suisse, 1923-2010), aborde la question pour elle centrale des « racines de la violence dans l’éducation de l’enfant ». Que l’éducation puisse conduire à Auschwitz et aux pires catastrophes de l’histoire des hommes, c’est l’objet de ses travaux qui ne sont pas sans écho avec l'actualité éducative en France.De ses recherches sur les habitudes éducatives en vigueur dans l’Allemagne du 19e siècle et du début du 20e siècle – guère différentes de ce qu’elles étaient ailleurs en Europe - Alice Miller dégage le tableau de ce qu’elle appelle une « pédagogie noire », faite de violences physiques et psychologiques exercées sur les enfants, se transmettant à travers toutes les familles de générations en générations, à base de préceptes alors considérés comme la norme : « les adultes sont les maîtres de l’enfant encore dépendant ; ils tranchent du bien et du mal comme des dieux (…) ; il faut le plus tôt possible ôter à l’enfant sa volonté (…) ; tout cela doit se faire très tôt de manière à ce que l’enfant ne s’aperçoive de rien et ne puisse pas trahir l’adulte. » Pour Alice Miller, c’est dans ce cadre éducatif fait de coercition, de répression des sentiments, qu’ont grandi les générations qui deviendront adultes avec le nazisme, élevées à l’écart de quelques valeurs humaines fondamentales : « le respect des faibles, et par conséquent des enfants en particulier, le respect de sa vie et de ses lois, sans quoi toute créativité est étouffée. » Et Alice Miller de préciser : « Dans aucune de ses variantes, le fascisme ne connaît ce respect, son idéologie répand la mort psychique et la castration de l’esprit. Parmi tous les grands personnages du troisième Reich, je n’en ai pas trouvé un seul qui n’ait subi une éducation dure et sévère.
[…]
Une telle interprétation de l’holocauste a évidemment de quoi déstabiliser les traditionnelles habitudes commémoratives, en particulier celles qui, en France, ont la faveur d’une Éducation nationale tout attachée à des rituels de façade complètement déconnectés de la nature de l’événement : participation plus ou moins forcée des élèves aux cérémonies « patriotiques », en réalité militaires, visite d’hypothétiques « lieux de mémoire » à visée émotionnelle (et souvent à but lucratif…), surexposition de figures « héroïques » auxquelles les élèves sont invités à s’assimiler, la mémoire scolaire officielle révèle toute son indigence et les arrière-pensées des organisateurs. Le 8 mai, devant le monument aux morts, la participation des enfants des écoles (le plus souvent encadrés par les Anciens d’Algérie, une imposture de plus...) tient plus d’une marque d’obédience obligée aux autorités présentes et à l'ordre qu'elles incarnent que d’une véritable compréhension de ce que fut cet épisode de l’histoire. Si l’on peut s’accorder sur ce que devrait être la finalité d’une commémoration du 8 mai 1945 – rendre impossible à l’avenir le retour du nazisme ou de tout autre régime inhumain – il faut bien reconnaître que les cérémonies formelles et pompeuses qui l’accompagnent ne sont pas un gage suffisant, ni rassurant, pour l’avenir, surtout dans un pays où les responsables politiques de tout bord n’ont guère de remords à instrumentaliser l’holocauste à des fins personnelles ; surtout, également, dans un pays qui a tellement de mal à délégitimer la brutalité (pas uniquement physique) pour éduquer les enfants et à prendre en considération les effets de la violence éducative ordinaire.
L'antisémitisme instrumentalisé : un contresens historique, une faute morale
[…] Mais aujourd’hui, l’antisémitisme semble avoir changé de nature, instrumentalisé dans une accusation bruyante portée contre une cible tout à fait inattendue : non pas l’Église du passé rassemblée contre un imaginaire peuple déicide, non pas une opinion publique prompte à trouver dans la banque juive la source de tous ses mots ou dans un petit capitaine français l’explication de ses défaites militaires, non pas les nazis et leur prétention à théoriser scientifiquement la question juive, non pas leurs nombreux sympathisants et auxiliaires partout en Europe qui ont œuvré sans état d’âme à la solution finale du problème juif. Non, aujourd’hui, peut être considérée comme antisémite toute dénonciation de la politique israélienne : s’indigner de la mort de dizaines de milliers de civils, de femmes, d’enfants, du bombardement d’hôpitaux et d’écoles, d’un quasi nettoyage ethnique dans la bande de Gaza ne peut être que la marque de l’antisémitisme. D’où découle tout naturellement que doivent être suspectés d’antisémitisme tous ceux qui, dans la classe politique, marquent leur distance avec le gouvernement israélien […]
Quel rapport avec l’enseignement de l’histoire ? Parce que l’antisémitisme est un racisme, à l’origine d’un génocide dont la forme lui confère un caractère exceptionnel, parce que l’instrumentaliser, parce que faire des partis de gauche l’équivalent du parti nazi aboutit à n’en pas comprendre la nature et à en relativiser la portée, en quelque sorte à le réduire à un « détail de l’histoire »… La mémoire des millions de victimes des chambres à gaz demande auprès des jeunes et des autres une pédagogie qui déshonore les allusions sordides auxquelles cette question donne lieu, ceux qui les jettent en pâture à l’opinion publique comme les médias qui les relayent. Un contresens historique qui est ici une faute morale et qui, au passage, devrait faire s’interroger sur la portée réelle des commémorations auxquelles l’Éducation nationale semble apporter une valeur très éloignée de leur impact réel : après tout, c’est bien le même pays qui a célébré le 80e anniversaire du Débarquement en Normandie tout en votant massivement pour une extrême-droite toujours nostalgique de Pétain […]
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