jeudi 30 janvier 2025

De Charlie à la révolution conservatrice de Blanquer

 

En janvier 2015, l’attentat contre Charlie avait trouvé son coupable : l’école, où, selon la malheureuse formule du Premier ministre de l’époque, « on a laissé passer trop de choses… ». Avec l’injonction à être Charlie, l’école tombait dans un piège d'où, dix ans plus tard, elle ne s’est pas relevée. De Charlie à la révolution conservatrice de Blanquer, il n'y avait que deux ans...

Le 22 janvier 2015, sous les ors et dans le décorum assommant de la Sorbonne, le président Hollande présente ses vœux au monde de l’éducation ; en réalité, ce n’est ni aux enseignants ni aux éducateurs qu’il s’adresse mais à une opinion publique traumatisée par les attentats. Reprenant à son compte et amplifiant le refrain martelé depuis deux semaines, notamment par son Premier ministre (« à l’école, on a laissé passer trop de choses ») de la responsabilité de l’école, il délivre un message qui, avec le recul des années, apparaît comme un moment charnière et sans doute  déclencheur dans le virage réactionnaire pris depuis dix ans par le débat éducatif.

A côté de résolutions plus ou moins anecdotiques à destination des micros et des caméras (journée de la laïcité, éducation civique remplacée par des cours de morale laïque etc), cette cérémonie des vœux est surtout l’occasion pour Hollande de délivrer un message (subliminal ?) sur la fonction qu’il attribue à l’école : partant d’une citation hors contexte et donc dénaturée de Jean Zay (« Les écoles doivent rester l'asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas »), le président de la république laisse tomber, l’air de ne pas y toucher  : « la mission de l'École est de transmettre les valeurs, les savoirs. » Il faut dire que le terrain lui avait été préparé la veille par une déclaration du Parti socialiste affirmant qu’iI fallait « rendre à l’école sa mission première, la transmission des savoirs et des valeurs de la République … [par exemple] en recentrant les enseignements sur les matières qui créent un sentiment d’appartenance à la République et à la communauté nationale. » Notons que dans une optique très voisine, le même PS, quelques jours plus tôt, réclamait le rétablissement du service militaire (1)… Transmettre des savoirs, mission première de l’école ? Une formule qui fait sens et qui vient de loin, puisqu’il s’agit de l’incantation martelée depuis près d’un demi-siècle par toute une mouvance bruyante qui travaille inlassablement par médias interposés à une « restauration intellectuelle » (Serge Audier, La pensée anti-68, La Découverte, 2008) destinée à ramener l’école et la société à ce qu’elles étaient avant 1968. Mépris irrationnel pour la pédagogie, vision simpliste et étriquée des « savoirs » qu’il suffit de « transmettre » pour que les élèves magiquement les acquièrent, élèves désincarnés, protégés du monde par une école sanctuarisée, nostalgie d’une époque qui savait sélectionner ses élites etc : cette idéologie politique rudimentaire, mise en valeur et légitimée par la gauche à la faveur d’une circonstance extérieure – les attentats terroristes – malhonnêtement exploitée, trouve son aboutissement dans le thème de l’ « autorité » à l’école confondue avec l’obéissance dans ces paroles présidentielles dont on n’avait sans doute pas pris alors la portée, potentiellement totalitaire : « Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l'autorité des enseignants fera l'objet d'un signalement [au chef d'établissement] … [chaque fois que sera prononcé] un mot qui met en cause une valeur fondamentale de l'école et de la République, il y aura une réaction. »

Dans la foulée des vœux présidentiels, cette pensée réactionnaire trouve son expression le jour-même (22/01/2015) à travers la « Grande mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République » , un document tout en tricolore et dont la rédaction tient plus de la profession de foi, au sens religieux du terme, que du programme éducatif : pas moins de 34 occurrences pour « république », 25 pour « valeurs de la république », 28 pour « laïcité ». Si « liberté » et « égalité » apparaissent chacune une fois, « fraternité » ne fait pas partie de la liste. Un document privilégiant la surveillance des élèves à la justice sociale : « les comportements mettant en cause les valeurs de la république [seront] traités, systématiquement signalés au chef d’établissement avec, le cas échéant, une sanction disciplinaire. » La formulation laisse perplexe surtout au regard de la confusion entretenue autour de « la valorisation des rites républicains », étant significativement précisé que  « le rétablissement de l’autorité du maître passe par la compréhension et la célébration des rites et symboles républicains (hymne national, drapeau etc)»  ou encore par la participation obligatoire aux « commémorations patriotiques ».  Impérative, normative, patriotique, cette mobilisation de l’école autour d'improbables valeurs d'une improbable république, rédigée dans l’urgence au plus près du bureau de la ministre, dérive vers un grossier amalgame entre civilités, laïcité, nationalité, entre ce qui est légitime dans le cadre de la vie en société et ce qui ne relève que du libre arbitre.

Deux semaines après l’attentat contre Charlie, l’injonction à « être Charlie » se traduisait donc par une mise en accusation frontale des jeunes et du système éducatif qui n’allait pas manquer de se traduire durablement dans le débat éducatif et la politique scolaire de la décennie suivante.

Illustration quelques semaines plus tard au Sénat avec la formation d’une commission d’enquête portant non pas, comme la chose aurait été légitime, sur les attentats eux-mêmes et leurs multiples imbrications mais sur «  la perte des repères républicains à l’école ». Prenant prétexte de quelques ratés rencontrés dans plusieurs établissements au cours d’une bien malencontreuse minute de silence, les sénateurs mettent en scène, plusieurs semaines durant, à un rythme soutenu, une succession d’extravagantes séances – entre tribunal et Café du commerce – qui aboutit à un rapport ahurissant, manifestant que la référence à Charlie autorise décidément tous les détournements, toutes les manipulations. A dix ans de distance, sa relecture permet de comprendre ce qui se joue depuis autour de l’école.

De façon significative, le rapport Grosperrin porte « sur le fonctionnement du service public, de l’éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession. » Les solutions préconisées sont à la mesure des obsessions de leurs auteurs. Citations :

« 1er axe prioritaire : favoriser le sentiment d’appartenance et l’adhésion de tous aux valeurs de la citoyenneté (…) Sacralisation de l’école avec interdiction du port de signes ou de tenues ostensibles d’appartenance religieuse, politique ou philosophique pour les accompagnatrices et accompagnateurs de sorties scolaires (…)  Réaffirmation de l’exposition obligatoire et effective des emblèmes de la République dans tous les établissements d’enseignement (drapeau, devise « Liberté, Égalité, Fraternité », Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à côté de la Charte de la laïcité) (…) Port d’une tenue d’établissement (…) Recentrage du programme de l’histoire de France et de sa chronologie autour du récit national (…). 

2ème axe prioritaire : restaurer l’autorité des enseignants et mettre en place une vraie formation à la transmission des valeurs (…) Révision de la maquette des formations en ÉSPÉ et des concours en y valorisant la transmission des valeurs républicaines (…) Renforcement de l’autonomie des chefs d’établissement, en leur donnant un droit de regard sur le recrutement des nouvelles équipes, dans le respect des règles de la Fonction publique (…) Institution d’un véritable statut de directeur d’école dans l’enseignement primaire. Élaboration d’un code de bonne conduite à l’école, assorti d’un barème clair de sanctions prévoyant des travaux d’intérêt général scolaire. Création dans chaque département d’un établissement spécialisé d’accueil pour les élèves les plus perturbateurs (…).

3ème axe prioritaire : mettre l’accent sur la maîtrise du français et veiller à une meilleure concentration des élèves. Évaluation de la maîtrise du français tout au long de l’enseignement élémentaire, notamment en CM2 conditionnant l’accès en 6ème, l’apprentissage de la langue française devenant l’axe central des programmes du primaire (…) Interdiction des tablettes au primaire et mise à l’étude d’un dispositif de brouillage des téléphones portables dans les écoles et les collèges.

4ème axe prioritaire : mieux responsabiliser tous les acteurs. Modulation des allocations familiales pour lutter contre l’absentéisme scolaire (…) Mise en place dans l’enseignement public d’un système de remontée directe des incidents jusqu’au ministère (…) »

Parmi les personnalités auditionnées par ladite commission, un certain J.-M. Blanquer (Dgesco de 2010 à 2012) laissait une impression très favorable aux sénateurs… le même Blanquer, qui, moins de deux ans plus tard, comme ministre de l’Education nationale, entreprenait de donner corps aux préconisations du rapport sénatorial. De fait, avec le recul des années, on ne peut qu’être frappé par la concordance entre le catalogue de poncifs réactionnaires (et souvent surréalistes) sur l’école qui sont à la base du rapport Grosperrin et sa traduction concrète brutalement mise en œuvre pendant cinq ans par Blanquer et poursuivie par le bref mais tout aussi brutal ministère Attal. En 2015, tout y était déjà : prolifération des évaluations à visée sélective ; sélection précoce des élèves (examen d’entrée en 6e dans le rapport Grosperrin, examen d’entrée en lycée pour Attal) ; savoirs réduits aux rudiments  et à leur « transmission » (cf le « choc des savoirs » chez Attal) ; accumulation des rituels à visée identitaire (drapeau national, Marseillaise), noyant le civisme dans la nationalité ; renforcement du pouvoir des chefs d’établissement et donc de l’administration sur les enseignants ; mais surtout mise au pas des élèves suspectés de communautarisme ou assimilés à des terroristes en puissance, par toute une série de préconisations qui paraissaient loufoques en 2015 mais qui s’affichent sans dissimulation deux ans plus tard (uniforme scolaire, interdiction du portable, SNU, internats pour élèves « perturbateurs » etc). « A l’école, on ne conteste pas l’autorité… » : la définition punitive de l’éducation formulée par Attal (avril 2024), où trouve-t-elle sa référence sinon dans l’énoncé quasi identique de Hollande à la Sorbonne en janvier 2015 (« Tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l'autorité des enseignants fera l'objet d'un signalement  ») ?

Dès 2015, ce rapport, extravagant dans sa genèse comme dans sa mouture finale, pouvait déjà apparaître comme une instrumentalisation des attentats de janvier, attentats dont on demande à l’école de payer la note, parce que, précisément, sa mise en accusation permet de s’épargner d’autres remises en cause : « Se dégage [du rapport] – écrivait le collectif Aggiornamento – l’impression d’une école « indissoluble », c’est-à-dire hors sol, avec une lecture lissant toutes les aspérités du réel. On peut y voir un aveuglement ou une bonne conscience, peut-être aussi la facilité de penser l’école au centre d’une France unique et unie, comme un cœur faisant battre une nation entière. »

Dix ans après Charlie, on ne peut contester que l’école ait pris un tournant inspiré par les conceptions les plus réactionnaires circulant sur l’éducation. Si, sur ce sujet, la droite et l’extrême-droite (aux conceptions si voisines que Le Pen a pu se réjouir de voir Blanquer appliquer son programme éducatif) ont imposé une large partie de leur logiciel, il est parfaitement légitime de faire remonter à 2015 (et sans doute au-delà, diront les historiens de l’éducation, mais ce n’est pas le sujet de cette note de blog) la source de cette régression éducative : dans le climat de panique morale suscité par les attentats mais qui perdure, l’école et les jeunes ont fait d’emblée figure de suspects  d’autant plus commodes qu’ils n’ont guère trouvé de défenseurs, la gauche confirmant en la matière sa pusillanimité et son ambiguïté. A l’école comme ailleurs, il n’y avait finalement guère de raisons d’être Charlie.

(1) Décidément une idée fixe à gauche : https://www.sudouest.fr/politique/le-ps-veut-retablir-le-service-militaire-une-decision-qui-ne-fait-pas-l-unanimite-4782755.php

 

Première partie de cette note de blog :  https://b-girard.blogspot.com/2025/01/janvier-2015-janvier-2025-lecole.html


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