vendredi 10 mai 2024

8 mai 1945 : une commémoration scolaire hors sujet

 

Qu'un certain type d'éducation puisse conduire à Auschwitz : la question, régulièrement posée depuis 1945, vient percuter les certitudes d’un très contestable devoir de mémoire exigé par une Éducation nationale qui ne semble guère avoir retenu les leçons d’une époque qui confondait éducation et obéissance.

« (…) L’éducation que j’avais reçue de mes parents m’imposait une attitude respectueuse à l’égard de tous les adultes et surtout des personnes très âgées, indépendamment du milieu dont ils sortaient. Je considérais comme mon premier devoir de porter secours en cas de besoin et de me soumettre à tous les ordres, à tous les désirs de mes parents, de mes instituteurs, de monsieur le curé, de tous les adultes et même des domestiques. A mes yeux, ils avaient toujours raison, quoi qu’ils disent. Ces principes de mon éducation ont pénétré tout mon être. » 

Avec cette citation de Rudolf Höss, l’ancien commandant du camp d’Auschwitz, Alice Miller (psychologue, sociologue, philosophe suisse, 1923-2010), aborde la question pour elle centrale des « racines de la violence dans l’éducation de l’enfant ». Que l’éducation puisse conduire à Auschwitz et aux pires catastrophes de l’histoire des hommes, c’est l’objet de ses travaux qui ne sont pas sans écho avec l'actualité éducative en France.

De ses recherches sur les habitudes éducatives en vigueur dans l’Allemagne du 19e siècle et du début du 20e siècle – guère différentes de ce qu’elles étaient ailleurs en Europe - Alice Miller dégage le tableau de ce qu’elle appelle une « pédagogie noire », faite de violences physiques et psychologiques exercées sur les enfants, se transmettant à travers toutes les familles de générations en générations, à base de préceptes alors considérés comme la norme : 

«  les adultes sont les maîtres de l’enfant encore dépendant ; ils tranchent du bien et du mal comme des dieux (…) ; il faut le plus tôt possible ôter à l’enfant sa volonté (…) ; tout cela doit se faire très tôt de manière à ce que l’enfant ne s’aperçoive de rien et ne puisse pas trahir l’adulte.  »

Pour Alice Miller, c’est dans ce cadre éducatif fait de coercition, de répression des sentiments, qu’ont grandi les générations qui deviendront adultes avec le nazisme, élevées à l’écart de quelques valeurs humaines fondamentales : « le respect des faibles, et par conséquent des enfants en particulier, le respect de sa vie et de ses lois, sans quoi toute créativité est étouffée. » Et Alice Miller de préciser : 

« Dans aucune de ses variantes, le fascisme ne connaît ce respect, son idéologie répand la mort psychique et la castration de l’esprit. Parmi tous les grands personnages du troisième Reich, je n’en ai pas trouvé un seul qui n’ait subi une éducation dure et sévère. »

L’éducation à la source du nazisme ? Ou tout au moins l’une des sources ? À vrai dire, savoir en quelles circonstances Hitler est arrivé au pouvoir, connaître le contexte de l’entre-deux-guerres, fait de rancœurs nationales, de peurs et de frustrations sociales, être pleinement conscient du potentiel meurtrier de l’antisémitisme, cela suffit-il pour expliquer l’holocauste ? Que pouvait-il se passer dans la tête des gardiens lorsqu’ils entassaient leurs victimes dans les chambres à gaz ? Pour Alice Miller, 


« l’explication selon laquelle c’étaient des hommes qui croyaient à l’autorité et qui étaient habitués à obéir, n’est pas fausse mais elle ne suffit pas à expliquer un phénomène comme l’holocauste, si l’on entend par obéissance l’exécution d’ordres consciemment vécus comme des contraintes imposées de l’extérieur. Des êtres sensibles ne se laissent pas transformer du jour au lendemain comme exterminateurs. Mais dans l’application de la « solution finale », il s’agissait d’hommes et de femmes qui ne pouvaient pas être arrêtés par leurs propres sentiments, parce qu’ils avaient été éduqués dès le berceau à ne pas ressentir leurs propres émotions mais à vivre les désirs de leurs parents comme les leurs propres. 

Il ne s’agit pas de construire après coup un schéma explicatif simpliste du passé, encore moins de tomber dans l’anachronisme, mais de prendre en considération l’idée selon laquelle « ce ne sont pas des « crises » ni des « systèmes » qui ont tué, ce sont des hommes, des hommes dont les pères avaient toujours pu être fiers de l’obéissance de leurs petits. »

Une telle interprétation de l’holocauste a évidemment de quoi déstabiliser les traditionnelles habitudes commémoratives, en particulier celles qui, en France, ont la faveur d’une Éducation nationale tout attachée à des rituels de façade  complètement déconnectés de la nature de l’événement : participation plus ou moins forcée des élèves aux cérémonies « patriotiques », en réalité militaires, visite d’hypothétiques « lieux de mémoire » à visée émotionnelle (et souvent à but lucratif…), surexposition de figures  « héroïques » auxquelles les élèves sont invités à s’assimiler, la mémoire scolaire officielle révèle toute son indigence et les arrière-pensées des organisateurs. Le 8 mai, devant le monument aux morts, la participation des enfants des écoles (le plus souvent encadrés par les Anciens d’Algérie, une imposture de plus...) tient plus d’une marque d’obédience obligée aux autorités présentes et à l'ordre qu'elles incarnent que d’une véritable compréhension de ce que fut cette épisode de l’histoire. Si l’on peut s’accorder sur ce que devrait être la finalité d’une commémoration du 8 mai 1945 – rendre impossible à l’avenir le retour du nazisme ou de tout autre régime inhumain – il faut bien reconnaître que les cérémonies formelles et pompeuses qui l’accompagnent ne sont pas un gage suffisant, ni rassurant, pour l’avenir, surtout dans un pays où les responsables politiques de tout bord n’ont guère de remords à instrumentaliser l’holocauste à des fins personnelles ; surtout, également, dans un pays qui a tellement de mal à délégitimer la brutalité (pas uniquement physique) pour éduquer les enfants et à prendre en considération les effets de la violence éducative ordinaire.

Car dans un régime totalitaire, le choix individuel de résister ou de tout accepter relève de considérations qui n’ont guère à voir avec les objurgations moralisatrices généreusement prodiguées aux élèves et que les adultes tiennent soigneusement à l’écart de leur gouverne personnelle. Pour Alice Miller, 

« (…) l’individu qui, au sein d’un régime totalitaire, refuse de s’adapter, ne le fait guère par sens du devoir mais parce qu’il ne peut pas faire autrement que de rester fidèle à lui-même. Plus je me penche sur ces questions, plus j’ai tendance à penser que le courage, l’honnêteté et l’aptitude à aimer les autres ne doivent pas être considérés comme des « vertus » ni comme des catégories morales mais comme les conséquences d’un destin plus ou moins clément. La morale et le sens du devoir sont des prothèses auxquelles il faut recourir lorsqu’il manque un élément capital (…) car la morale et le sens du devoir ne sont ni les sources d’énergie ni le terrain propice aux véritables sentiments humains. »

Des prothèses ? Une ressource inépuisable aujourd’hui pour l’Éducation nationale, avec ses fétiches - leçons de morale, d’histoire, valeurs de la république, uniformes, laïcité, SNU etc -  qui tournent à vide mais qui visent surtout, à bien y regarder, à soumettre le jugement personnel à on ne sait trop quelle citoyenneté jamais définie et qui, ces derniers temps, à l’école comme dans la société, dérive sérieusement vers l’obéissance indiscutée à un état de plus en plus autoritaire.


« A l’école française, on ne conteste pas l’autorité » : devant les députés (30/01/2024) et en maintes occasions, c’est une vision de l’éducation proprement totalitaire qu’a exprimée le chef de gouvernement, une école fondée sur la soumission et la punition systématique comme outil de régulation, une scolarité obligatoire qui met les élèves en uniforme au garde-à-vous devant le drapeau. Quel rapport avec le 8 mai ? Quel rapport avec une idéologie, le nazisme, qui n’a trouvé son application que par l’obéissance absolue de millions d’individus ? Même s’il faut se garder de toute tentation anachronique, on comprend que des élèves conditionnés dans le respect absolu de l’autorité (fût-elle qualifiée de « républicaine »), ne seront jamais en mesure, arrivés à l’âge adulte, de prendre leurs distances avec n’importe quel abus de pouvoir et d’y résister.     

En conclusion de « C’est pour ton bien », Alice Miller laisse la parole à l’un de ses collègues : 

« Vous savez, je me demande si ce que l’on qualifie de pédagogie n’est pas tout simplement un problème de pouvoir et si nous ne ferions pas mieux d’écrire davantage sur les rapports cachés de pouvoir, que de nous casser la tête pour inventer de meilleures méthodes d’éducation. »

 

Cette note de blog reprend, en l’actualisant, un texte initialement paru le 17/07/2022. Que les problèmes évoqués aient pris depuis cette date une acuité toute particulière devrait interpeller…

 

Alice MILLER, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. française, Aubier, 1984.

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