Des jeunes en uniforme stylé SNU, marchant au pas derrière une flamme censée symboliser la liberté : le 12 mai dernier, le barnum mémoriel autour du 80e anniversaire de la Libération fait étape à Avranches.
Avec au fil des semaines, culminant en apothéose le 6 juin, parades à grand spectacle, reconstitutions estampillées « historiques », enfants des écoles mobilisés au nom d’un improbable « devoir de mémoire », dirigeants politiques théâtralisant leur présence, bénéfices commerciaux attendus (en Normandie, tous les hôtels affichent complet) : réduite à la mise en scène de quelques moments patriotiques et militaires, la mémoire collective sert à tout, à condition de savoir s’en servir ; et ce faisant, elle montre surtout l’illusion, l’insignifiance de ses prétentions pédagogiques.
À l’école, les « leçons du passé » comme leçons de morale.
« L’École joue un rôle essentiel dans la transmission de l'histoire et de la mémoire auprès des élèves du premier et du second degré. » Sur ce sujet, les instructions officielles sont intarissables, faisant de la mémoire le complément naturel de l’histoire et de la citoyenneté celui de la mémoire, par la médiation obligée de « référents académiques mémoire et citoyenneté », (à l’Éducation nationale, la liste des référents est infinie : référents laïcité, référents radicalisation, référents réserve citoyenne etc…), censés, grâce à d’hypothétiques « leçons du passé », confondues avec des leçons de morale, former des citoyens exemplaires.
Mais comme c’est le cas pour la citoyenneté, enfermée à l’école dans le catéchisme des « valeurs de la république », le devoir de mémoire est borné par des prescriptions, des injonctions à n’en plus finir, s’enferrant dans de solennelles incantations peu susceptibles d’éclairer les élèves sur le passé et encore moins de les aider à se situer dans le présent.
Car en arrière-plan de toute commémoration, surtout lorsque les pouvoirs publics et, plus spécialement, l’Éducation nationale se mettent en tête de l’organiser, se manifeste une conception de l’histoire comme vecteur d’une vérité dont l’oubli serait à la source de tous les maux du présent et du futur à venir.
Vouloir faire d’une mémoire scolaire aux fondements obscurs le gage d’une société ouverte et tolérante, d’un passé mythifié le détour obligé et suffisant d’une éducation civique vue comme une « morale de l’histoire », ne résiste pas à la constatation, guère discutable, que les politiques de mémoire n’ont pas fait reculer l’intolérance : dit abruptement, comment ne pas voir la contradiction entre la commémoration d’un événement censé libérer le monde du nazisme et la complaisance d’une large partie de l’opinion, manifestée par les votes et les sondages comme par la parole quotidienne, pour des idéologies et des partis politiques dont l’argumentaire reprend tous les poncifs du racisme, de la xénophobie, du rejet des migrants, de l’exaltation de l’identité nationale ?
Se serait-on trompé quelque part ? Dans la définition officielle de la « mémoire collective » ? Dans l’objectif affiché des commémorations ? Dans la perception courante d’un événement du passé dont il suffirait de connaître l’origine pour en éviter le retour ? La Seconde Guerre mondiale, dans ses dimensions apocalyptiques militaires (Dresde, Hiroshima) et génocidaires (la Shoah), trouve-t-elle exclusivement sa source dans ce que certains historiens appellent communément une «culture de guerre » ou dans un antisémitisme banalisé puis exacerbé ?
Les politiques de mémoire : illusions et désillusions
Ces questions sont au centre des travaux de Sarah Gensburger et de Sandrine Lefranc dans un petit livre (1) particulièrement stimulant qui déconstruit l'illusion civique attachée aux politiques de mémoire, tout spécialement dans leur version scolaire.
« Seul un verdict « rétrodictif », c’est-à-dire qui prendrait la fin de l’Histoire pour un débouché nécessaire, une succession d’événements pour une relation de causes à effets, pourrait imputer les crimes nazis à une "culture de guerre" ou à une intolérance généralisée de la population allemande. Dans cet environnement qui bascule très rapidement dans la dynamique d’exclusion et de mise à mort, la situation immédiate détermine largement le passage à l’acte individuel. Les relations entre pairs sont décisives : l’impression de former un groupe (soudé par la vie commune, l’alcool, le sentiment d’obligation et, bientôt, l’expérience de la violence organisée en travail), les encouragements ou les contraintes qu’exercent les uns sur les autres ces hommes ordinaires (…) bons époux, bons chrétiens et bon travailleurs. Les hommes mobilisés par une autorité politique ou militaire et pris dans des interactions avec d’autres hommes – qu’ils regardent les regarder – peuvent tuer avec ou sans haine des victimes que le travail de mise à mort aura déshumanisées. »
Dans une perspective résolument sociologique (« la classe [est] un espace social (…) lieu d’interactions entre un professionnel, l’enseignant, et des élèves qui vivent en parallèle dans d’autres espaces de socialisation ») , dénonçant la fiction entretenue à l’école « sur la capacité des injonctions morales explicites à modeler durablement les comportements », Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc relèvent opportunément la contradiction entre le « devoir de mémoire » cher à l’institution et la réalité du quotidien des élèves :
« L’enseignement du « plus jamais ça » a peu de chances de fonder une résistance ultérieure lorsque la possibilité de passage à l’acte violent se présente. Il est vain d’attendre des politiques de mémoire qu’elles forment des citoyens plus tolérants et prêts, le jour j, à s’offusquer devant la comparaison d’une femme à un singe du fait de sa couleur de peau ou à refuser la violence politique – qu’il s’agisse du passage à tabac d’un individu jugé différent ou de l’anéantissement d’un groupe donné pour différent du nôtre (…) Peut-être y a-t-il quelque chose à creuser du côté de ces rêves d’une éducation non plus concurrentielle mais coopérative (…) Plus sûrement il y a quelque chose à trouver du côté d’une égalisation sociale. Elle ne fera pas disparaître le goût de la distinction mais elle peut rendre la mobilisation violente au nom de l’écart des modes plus difficiles. »
Une mémoire collective très sélective
En réalité, ce n’est pas d’un manque de visibilité chez les élèves dont souffre l’enseignement de la Shoah, pas davantage non plus que d’une hypothétique « concurrence des mémoires », poncif commodément mis à la mode pour déplorer l’introduction dans les programmes scolaires de questions comme l’esclavage ou la colonisation.
Ce qu’on pourrait au contraire lui reprocher, dans un système éducatif qui se vante pourtant de vouloir former des citoyens, c’est précisément de ne pas apporter l’éclairage nécessaire sur le moteur des génocides – ceux du passé comme ceux qui sont toujours possibles – à savoir la soumission des individus à une autorité toujours considérée comme légitime.
Trop préoccupée à émouvoir – ce qui n’est pas son rôle – l’histoire scolaire de la Shoah en vient à négliger le fait pourtant évident que des millions de Juifs ont été exterminés non pas par la folie d’un seul homme mais par l’obéissance de sociétés tout entières – et pas seulement en Allemagne – et par l’incapacité des individus à dire simplement non quand il l’aurait fallu (2).
Dans « La Destruction des Juifs d’Europe » (3), étude d’une rigueur exemplaire éditée il y a plus d’un demi-siècle mais qui, significativement, a tardé à se faire une place dans l’historiographie – notamment française – de la Shoah, Raul Hilberg laisse parler les archives qu’il a méthodiquement dépouillées. Elles sont accablantes… pas seulement pour Hitler.
Exterminer un peuple, finalement, c’est tout simple : quelques ordres sur des papiers à en-tête, des formulaires dûment tamponnés, des trains qui partent à l’heure, des employés de bureau exemplaires, des policiers qui ne font que leur devoir, le souci du service avant tout, des citoyens qui ont d’autres choses à penser. S’il ne faut finalement pas grand-chose ni beaucoup de temps pour rayer un peuple de la surface de la Terre, un préalable reste incontournable : la propension des individus à obéir. Une inclination qui dépasse de beaucoup le cadre de l'Allemagne nazie...
L’inconcevable absence dans les programmes scolaires de cette dimension de la Shoah ouvre la porte à son instrumentalisation, tout spécialement dans un pays comme la France qui s’est un peu vite et très abusivement classé dans le camp des vainqueurs du nazisme, un régime avec lequel elle avait pourtant de bonne heure collaboré. Que comprennent, au juste, de l’événement ces élèves au garde-à-vous devant les monuments aux morts ou sur les plages de Normandie (encadrés par les Anciens d’Algérie…) lors des cérémonies dites commémoratives ?
Des cérémonies où, au passage, la présence de l’armée française paraît presque anachronique au regard du rôle pas spécialement glorieux qu’elle a tenu pendant ces années et de sa fidélité rarement démentie à Pétain. Elle aussi ne faisait qu’obéir. Comme ne faisaient qu'obéir les gendarmes et les policiers, gardiens zélés des camps de Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande et d’autres encore.
Manipuler les consciences, falsifier l’histoire, occulter ce qui dérange, ne peuvent pas être l’antidote aux génocides du futur, ni même servir de recours face aux mauvais démons qui travaillent l’opinion publique. Ce serait trop facile. La Shoah à l’école est comme une sorte d’objet patrimonial dont la présence dans les programmes et les manifestations officielles suffisent à se donner bonne conscience à peu de frais. Surtout dans un contexte malsain où la dénonciation de l’antisémitisme est détournée sans scrupules de sa réalité historique – et souvent par des héritiers intellectuels de Pétain – au profit d’un racisme islamophobe et anti-maghrébin.
Se donner bonne conscience ? En juin 1994, Mitterrand pouvait parader sur les plages du Débarquement, avec, sans doute, le secret espoir de dissimuler aux yeux de l’opinion sa responsabilité personnelle dans le génocide qui, au même moment, ensanglantait le Rwanda. Trente ans plus tard, sur ces mêmes plages, les « Grands » de ce monde appellent au devoir de mémoire, de vigilance, indifférents au quasi génocide (ou meurtre de masse, crime de guerre, au choix…) qui se déroule depuis plusieurs mois à Gaza, contribuant, par le clinquant et la vanité d’une commémoration officielle, à entretenir une sorte de mystification qui fait passer l’histoire après l’usage politique du passé.
Comment commémorer en grande pompe le Débarquement en Normandie, tout en votant massivement pour l'extrême-droite 48 heures plus tard ? Si la contradiction ne semble émouvoir ni les organisateurs ni les participants, elle dit quand même beaucoup sur la commémoration : il est vrai qu'une célébration n'a jamais pour fonction d'entretenir l'esprit critique.
(1) Sarah GENSBURGER et Sandrine LEFRANC, A quoi servent les politiques de mémoire ? Presses de la Fondation des Sciences politiques, 2017.
(2) Sur le rôle de l’éducation dans le nazisme, voir les travaux d’Alice MILLER, que j’évoque rapidement dans cette note de blog : https://b-girard.blogspot.com/2024/05/8-mai-1945-une-commemoration-scolaire.html
(3) Raul HILBERG, La destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, 2006.
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