Phénomène aussi ancien que les juifs eux-mêmes, l’antisémitisme semble avoir changé de nature, instrumentalisée dans une accusation bruyante portée contre une cible tout à fait inattendue : sont suspectés d’antisémitisme tous ceux qui, dans la classe politique, marquent leur distance avec le gouvernement israélien.
Victimes collatérales d’une campagne électorale aux relents populistes, notamment pour ce qui touche à l’École (uniformes, punitions, sélection des élèves, roman national etc), les professeurs d’histoire auront sans doute bien du mal, à la rentrée prochaine, à intégrer à leur cours la question de l’antisémitisme, à faire saisir à leurs élèves toutes les dimensions d’un phénomène dont, jusque-là, on pouvait remonter la trace dans le passé, sans trop de difficultés quant à son interprétation.
Les juifs massacrés sur les chemins des croisés au Moyen Age, les juifs stigmatisés par le port de la rouelle dans la France de Saint Louis (1269), les juifs expulsés d’Espagne en 1492, les pogroms dans la Russie tsariste aux 19e et 20e siècles : l’histoire des juifs, pour se limiter au périmètre européen, est effectivement celle de la discrimination, des persécutions plus ou moins violentes selon les moments, qui culmineront au 20e siècle avec les chambres à gaz.
Tout cela est connu et d’ailleurs, quoiqu’on en dise, enseigné à différents moments de la scolarité, les programmes officiels s’étant ouverts à une histoire autrefois occultée parce que dérangeante, notamment celle de la collaboration française dans l’extermination des juifs.
Mais aujourd’hui, l’antisémitisme semble avoir changé de nature, instrumentalisée dans une accusation bruyante portée contre une cible tout à fait inattendue : non pas l’Église du passé rassemblée contre un imaginaire peuple déicide, non pas une opinion publique prompte à trouver dans la banque juive la source de tous ses mots ou dans un petit capitaine français l’explication de ses défaites militaires, non pas les nazis et leur prétention à théoriser scientifiquement la question juive, non pas leurs nombreux sympathisants et auxiliaires partout en Europe qui ont œuvré sans état d’âme à la solution finale du problème juif. Non, aujourd’hui, peut être considérée comme antisémite toute dénonciation de la politique israélienne : s’indigner de la mort de dizaines de milliers de civils, de femmes, d’enfants, du bombardement d’hôpitaux et d’écoles, d’un quasi nettoyage ethnique dans la bande de Gaza ne peut être que la marque de l’antisémitisme. D’où découle tout naturellement que doivent être suspectés d’antisémitisme tous ceux qui, dans la classe politique, marquent leur distance avec le gouvernement israélien.
Certes, l’instrumentalisation de l’antisémitisme n’est pas vraiment une chose nouvelle, tout spécialement, pour se limiter au cas de la France, depuis les attentats terroristes de 2015 qui ont donné l’occasion à la droite et à l’extrême-droite, en recyclant le thème de l’« antisémitisme des banlieues »(1), de tenter de se refaire une virginité sur un sujet qui, historiquement, n’est pas à son honneur. Mais c’est sans doute la première fois que cet artifice est utilisé pour tenter d’empêcher une coalition politique arrivée en tête aux élections de former un gouvernement.
De fait, tout au long de la campagne électorale, au mépris d’une vérité historique certes complexe mais qui ne tourne pas à l’avantage de la droite ni de l’extrême-droite, la gauche s’est vue dans l’obligation de répondre à des allégations grossières, de se défendre d’amalgames simplistes entre antisémitisme et critique légitime de l’état israélien. Antisémite : en se servant de façon éhontée d’un élément de langage à effet magique, qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter, des tribuns et des chroniqueurs sans vergogne ont introduit dans le débat électoral un mot qui se suffit à lui seul pour déconsidérer l’adversaire alors qu’il devrait déconsidérer ceux qui jouent ainsi avec l’histoire.
Quel rapport avec l’enseignement de l’histoire ? Parce que l’antisémitisme est un racisme, à l’origine d’un génocide dont la forme lui confère un caractère exceptionnel, parce que l’instrumentaliser, parce que faire des partis de gauche l’équivalent du parti nazi aboutit à n’en pas comprendre la nature et à en relativiser la portée, en quelque sorte à le réduire à un « détail de l’histoire »… La mémoire des millions de victimes des chambres à gaz demande auprès des jeunes et des autres une pédagogie qui déshonore les allusions sordides auxquelles cette question donne lieu, ceux qui les jettent en pâture à l’opinion publique comme les médias qui les relayent. Un contresens historique qui est ici une faute morale et qui, au passage, devrait faire s’interroger sur la portée réelle des commémorations auxquelles l’Éducation nationale semble apporter une valeur très éloignée de leur impact réel : après tout, c’est bien le même pays qui a célébré le 80e anniversaire du Débarquement en Normandie tout en votant massivement pour une extrême-droite toujours nostalgique de Pétain.
(1) En février 2015, dans un registre franchement obscène, Claude Goasguen, député LR de Paris évoquait « cette Shoah terrible qu'on n'ose plus enseigner dans les lycées tant on a peur de la réaction des jeunes musulmans qui ont été drogués dans les mosquées ». Cette accusation grossière portée contre l’école qui ne jouerait plus son rôle dans la transmission de l’histoire devait une nouvelle fois servir de toile de fond à la commémoration, tout au long de l’année 2015, du 70e anniversaire de la libération des camps nazis. Une commémoration polluée par les arrière-pensées et les petits calculs politiciens. Ainsi, sur le même registre, Bruno Le Maire accusait tout bonnement l’École d’être responsable des diatribes antisémites de Dieudonné et plus généralement de la banalisation du racisme, car « en matière d’éducation – avançait-t-il sentencieusement – nous avons failli. »
S’agit-il uniquement de la droite ? Quelques jours après les attentats de janvier 2015, un Premier ministre officiellement encarté au PS (Valls) reprenait à son compte le grossier amalgame entre les camps de la mort et la critique de l’état d’Israël : « Que 70 ans après on crie de nouveau mort aux juifs dans les rues de Paris (…) que 70 ans après, à l’antisémitisme traditionnel naisse un autre antisémitisme sur fond de misère, sur fond d’antisémitisme, sur fond de haine d’Israël, sur fond de rejet de l’autre, c’est [contre quoi] nous devons nous rebeller. »
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