lundi 14 août 2023

"... le formidable recul qu'a subi le monde depuis la Première guerre mondiale"

 

Certes, ce témoignage de Stefan Zweig doit être considéré avec un certain recul et replacé dans son contexte : l’auteur écrivant de mémoire a inévitablement tendance à embellir le passé. On ne peut non plus ignorer les souffrances endurées au tournant des 19e et 20e siècles par les millions de migrants débarqués sur Ellis Island, souffrances épargnées à un écrivain dont la renommée dépassait les frontières. Néanmoins, alors qu’aujourd’hui les migrants font l’objet de tous les fantasmes, il est bon de rappeler cette évidence : si l’on considère que l’histoire des hommes sur la Terre est celle de leurs migrations, il est pour le moins incompréhensible de voir les frontières nationales – elles, en revanche, de création récente – réactivées dans les but quasi unique d’entraver les déplacements de 8 milliards de terriens sommés de s’enfermer derrière des pointillés sur une carte de géographie…


« Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières, ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. C’est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie : la haine ou, tout au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inventées que pour les criminels, on les infligeait maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. Il fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, il fallait donner ses empreintes digitales, d’abord celle du pouce seulement, plus tard celles des dix doigts, il fallait en outre présenter des certificats, des certificats de santé, des certificats de vaccination, des certificats de bonne vie et mœurs, des recommandations […]

Constamment, nous étions censés éprouver, de notre âme d’êtres nés libres, que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne sous était acquis de droit mais que tout dépendant de la bonne grâce des autorités. Constamment nous étions interrogés, enregistrés, numérotés, examinés, estampillés et pour moi, incorrigible survivant d’une époque plus libre et citoyen d’une république mondiale rêvée, chacun de ces timbres imprimés sur mon passeport reste aujourd’hui comme une flétrissure, chacune de ces questions et de ces fouilles comme une humiliation. Ce sont de petites choses, je le sais, de petites choses à une époque où la valeur de la vie humaine s’avilit encore plus rapidement que celle de la monnaie. Mais c’est seulement si l’on fixe ces petits symptômes qu’une époque à venir pourra déterminer avec exactitude l’état clinique des conditions et des perturbations qu’a imposées à l’esprit notre monde d’entre les deux guerres. » 


(Stefan ZWEIG, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, 1944, trad. française, Belfond, 1993, le Livre de Poche.)


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