De ses éclairantes recherches sur les habitudes éducatives en vigueur dans l’Allemagne du 19e siècle et du début du 20e siècle – guère différentes de ce qu’elles étaient ailleurs en Europe - Alice Miller dégage le tableau de ce qu’elle appelle une « pédagogie noire », faite de violences physiques et psychologiques exercées sur les enfants, se transmettant à travers toutes les familles de générations en générations, à base de préceptes alors considérés comme la norme : « les adultes sont les maîtres de l’enfant encore dépendant ; ils tranchent du bien et du mal comme des dieux (…) ; il faut le plus tôt possible ôter à l’enfant sa volonté (…) ; tout cela doit se faire très tôt de manière à ce que l’enfant ne s’aperçoive de rien et ne puisse pas trahir l’adulte. » Pour Alice Miller, c’est dans ce cadre éducatif fait de coercition, de répression des sentiments, qu’ont grandi les générations qui deviendront adultes avec le nazisme, dès lors bien incapables de se situer par rapport à des valeurs humaines toutes simples à l’écart desquelles elles ont été élevées ; comme par exemple : « le respect des faibles, et par conséquent des enfants en particulier, le respect de sa vie et de ses lois, sans quoi toute créativité est étouffée. » Et Alice Miller de préciser : « Dans aucune de ses variantes, le fascisme ne connaît ce respect, son idéologie répand la mort psychique et la castration de l’esprit. Parmi tous les grands personnages du troisième Reich, je n’en ai pas trouvé un seul qui n’ait subi une éducation dure et sévère. »
Bien sûr, toute tentative d’interprétation d’un épisode du passé est sujette à caution, surtout lorsque comme c’est présentement le cas, elle s’écarte, à travers des considérations psychologiques, des canons habituels de la recherche historique. Mais à vrai dire, savoir en quelles circonstances Hitler est arrivé au pouvoir, connaître le contexte de l’entre-deux-guerres, fait de rancœurs nationales, de peurs et de frustrations sociales, être pleinement conscient du potentiel meurtrier de l’antisémitisme, cela suffit-il pour expliquer l’holocauste ? Que pouvait-il se passer dans la tête des gardiens lorsqu’ils entassaient leurs victimes dans les chambres à gaz ? Pour Alice Miller, « l’explication selon laquelle c’étaient des hommes qui croyaient à l’autorité et qui étaient habitués à obéir, n’est pas fausse mais elle ne suffit pas à expliquer un phénomène comme l’holocauste, si l’on entend par obéissance l’exécution d’ordres consciemment vécus comme des contraintes imposées de l’extérieur. Des êtres sensibles ne se laissent pas transformer du jour au lendemain comme exterminateurs. Mais dans l’application de la « solution finale », il s’agissait d’hommes et de femmes qui ne pouvaient pas être arrêtés par leurs propres sentiments, parce qu’ils avaient été éduqués dès le berceau à ne pas ressentir leurs propres émotions mais à vivre les désirs de leurs parents comme les leurs propres. » Il ne s’agit pas de se laisser piéger par une impossible unicité des causes, là où comme toujours en histoire les facteurs sont multiples, mais de prendre en considération l’idée selon laquelle « ce ne sont pas des « crises » ni des « systèmes » qui ont tué, ce sont des hommes, des hommes dont les pères avaient toujours pu être fiers de l’obéissance de leurs petits. »
Une telle interprétation de l’holocauste a évidemment de quoi déstabiliser les traditionnelles habitudes commémoratives, en particulier celles qui, en France, ont la faveur d’une Education nationale toute attachée à des rituels de façade complètement déconnectés de la nature de l’événement : participation plus ou moins forcée des élèves aux cérémonies « patriotiques », en réalité militaires, visite d’hypothétiques « lieux de mémoire » à visée émotionnelle (et souvent à but lucratif…), surexposition de figures « héroïques » auxquelles les élèves sont invités à s’assimiler (par exemple l’ initiative avortée de Sarkozy autour de la lettre de Guy Môquet), la mémoire scolaire officielle révèle toute son indigence et les arrière-pensées des organisateurs. Ainsi, le 8 mai, devant le monument aux morts, la participation des enfants des écoles tient plus d’une marque d’obédience obligée aux autorités civiles et militaires présentes, qui se font d’abord plaisir à elles-mêmes, que d’une véritable compréhension de ce que fut cette épisode de l’histoire. Si l’on peut s’accorder sur ce que devrait être la finalité d’une commémoration du 8 mai 1945 (de la Rafle du Vel'd'Hiv' ou de tout autre épisode à forte composante symbolique) – rendre impossible à l’avenir le retour du nazisme ou de tout autre régime inhumain – il faut bien reconnaître que les cérémonies formelles et pompeuses qui l’accompagnent ne sont pas un gage suffisant, ni rassurant, pour l’avenir, surtout dans un pays où les responsables politiques de tout bord n’ont guère de remords à instrumentaliser l’holocauste à des fins personnelles ; surtout, également, dans un pays qui reste l’un des seuls en Europe à considérer comme légitime l’usage des coups pour éduquer les enfants et à refuser de s’ouvrir les yeux sur les effets de la violence éducative ordinaire.
Car dans un régime totalitaire, le choix individuel de résister ou de tout accepter relève de considérations qui n’ont guère à voir avec les objurgations moralisatrices généreusement prodiguées aux élèves et que les adultes tiennent soigneusement à l’écart de leur gouverne personnelle. Pour Alice Miller ; « (…) l’individu qui, au sein d’un régime totalitaire, refuse de s’adapter, ne le fait guère par sens du devoir mais parce qu’il ne peut pas faire autrement que de rester fidèle à lui-même. Plus je me penche sur ces questions, plus j’ai tendance à penser que le courage, l’honnêteté et l’aptitude à aimer les autres ne doivent pas être considérés comme des « vertus » ni comme des catégories morales mais comme les conséquences d’un destin plus ou moins clément. La morale et le sens du devoir sont des prothèses auxquelles il faut recourir lorsqu’il manque un élément capital (…) car la morale et le sens du devoir ne sont ni les sources d’énergie ni le terrain propice aux véritables sentiments humains. »
Des prothèses ? Une ressource inépuisable pour l’Education nationale, avec ses fétiches - leçons de morale, nation, république, laïcité - qui tournent à vide mais qui visent surtout, à bien y regarder, à soumettre le jugement personnel à on ne sait trop quelle citoyenneté jamais définie et qui, ces derniers temps, à l’école comme dans la société, dérive sérieusement vers l’obéissance indiscutée à un état de plus en plus autoritaire.
En conclusion de « C’est pour ton bien », Alice Miller laisse la parole à l’un de ses collègues : « Vous savez, je me demande si ce que l’on qualifie de pédagogie n’est pas tout simplement un problème de pouvoir et si nous ne ferions pas mieux d’écrire davantage sur les rapports cachés de pouvoir, que de nous casser la tête pour inventer de meilleures méthodes d’éducation. »
[Alice MILLER, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. française, Aubier, 1984]
Note de blog initialement publiée le 08/05/2015.
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