lundi 20 novembre 2023

"La légende dorée d'une France europhile..."

 

Avec ce petit livre (155 pages), écrit avec la clarté et la concision propres à un auteur qui connaît son sujet, Matthieu Calame, qui doit principalement sa réputation à ses travaux sur l’agronomie et l’agriculture, s’intéresse, pour le mettre à mal, au discours prétendument europhile des élites françaises dont l’action a bien plus souvent consisté à freiner voire à saboter la construction d’une Europe fédérale qu’à la mettre en chantier. Partant de l’histoire de la Suisse, qu’il connaît bien, pour l’élargir à celle de l’Europe, il cite volontiers Tocqueville – une référence logique quand on veut bien admettre que la République a hérité de l’Ancien régime une forme d’absolutisme qui la distingue (pas en bien…) de ses voisins, Cheikh Anta Diop, mais aussi – heureuse surprise – Suzanne Citron.

Cette note de blog ne se voulant pas comme une note de lecture, j’espère que les extraits ci-dessous inciteront le lecteur à y aller voir de plus près.

 

Extraits : 


Ce sont bien les gouvernements français qui, pendant un demi-siècle, se sont opposés le plus constamment à l’édification d’un État européen, dans un jeu de poker menteur avec leur opinion et leurs partenaires. Écartons d’emblée l’explication fallacieuse selon laquelle nos élites gouvernementales auraient dû, toutes ces années, composer avec une opinion publique structurellement rétive, voire hostile, comme si le peuple nourrissait par essence un sentiment antieuropéen. Formulons plutôt l’hypothèse inverse : des gouvernements successifs ont voulu, de manière totalement contradictoire, une « Europe forte avec des institutions faibles ». C’est-à-dire ne jamais rien céder de ce qui donne le délicieux vertige de la puissance : la politique étrangère, la guerre et cette fameuse « certaine idée de la France », formule un brin obscure témoignant d’une volonté farouche de poursuivre le rêve impérial.

[…]

Quoiqu’en dise la légende dorée d’une France europhile, les proclamations pro-européennes sur le front intérieur se sont rarement accompagnées d’actes sans ambiguïté dans la relation aux autres pays européens. L’Europe meurt peut-être d’abord de ses faux amis. Et notre gouvernement actuel de fait pas exception. De fait, cette imagerie d’Épinal n’a que peu de rapporta avec la réalité : un appareil d’État venu à la construction européenne en freinant des quatre fers, par nécessité plus que par conviction, dur à la négociation et cherchant surtout – à vrai dire – à obtenir des avantages économiques sans rien lâcher de son autonomie ni de sa puissance militaire et politique. L’État central français et les grands acteurs économiques qui lui sont étroitement liés, qu’il s’agisse de l’énergie ou de l’armement, on toujours défendu leur intérêt, qui n’était pas nécessairement celui de l’Europe, ni même des Français, ni du bien public !

[…]

Si l’appareil d’État français met une si mauvaise volonté à construire une Europe unie, c’est qu’il a pour cela de puissantes raisons – même si elles sont contestables et donc difficiles à mettre en avant dabs le débat public interne. Elles ont peu à voir avec l’image que le pays aime à se donner (et à se donner) de lui-même. La « patrie des droits de l’homme » a un autre visage, néo-impérial celui-là. Et c’est bien cette dimension qui bloque l’engagement européen. L’historien africain Cheikh Anta Diop, qui, dès 1954, entrevoit le lien entre politique internationale et politique européenne, écrit : « Nous avons un devoir à accomplir à l’égard de l’Europe : nous devons l’aider à se guérir de ses vieilles habitudes contractées par suite de l’exercice du colonialisme, l’amener à saisir le vrai sens de ses intérêts, qu’elle n’arrive même plus à localiser. L’Europe toute seule et a besoin d’un secours pour arriver à se faire. Or, elle se fera sans retard et sur des bases réellement démocratiques le jour où elle sera persuadée de la perte définitive de l’Afrique ; alors une fédération européenne apparaîtra comme l’unique solution à tous ceux qui, jusqu’alors, se demandaient ce que deviendrait leur pays sans ses colonies. » […] Les élites françaises n’ont toujours pas fait leur deuil de la grandeur impériale passée et pas seulement sur le plan psychologique : le pays lui-même est emberlificoté dans des liens politico-économiques qui bloquent toute avancée européenne. Une pelote combinant la question du nucléaire civil et militaire, les intérêts des entreprises françaises en Afrique, le complexe militaro-industriel, l’autonomie en politique étrangère et la capacité à intervenir militairement, la dépendance financière des pays d’Afrique de l’Ouest, la dépendance française à l’appui logistique et au renseignement américain et enfin le droit de veto de la France à l’ONU.

[…]

Cette obsession du passé a des conséquences graves. L’énergie de la nation, au lieu de s’investir dans une perspective à sa mesure, s’absorbe dans des grands projets mégalomaniaques (EPR, porte-avions Charles-de-Gaulle, organisation des JO, aéroport de Notre-Dame-des-Landes etc.) et dans le maintien de plus en plus difficile d’un rang au-dessus de ses moyens. Ce genre de comportement, chez un particulier, ne mène qu’à la ruine.

 

Matthieu Calame, La France contre l’Europe, histoire d’un malentendu, Les Petits matins, Paris, 2019.

 

 

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