jeudi 11 janvier 2024

L'histoire à l’école entre sondage d'opinion, illusion mémorielle et commande politique.

 

Un grand classique de la manipulation de l’opinion sur les questions scolaires : ce nouveau sondage (Opinionway) censé montrer l’ignorance des jeunes (16-24 ans) sur le passé et l’incapacité de l’enseignement de l’histoire à former des citoyens. Un sondage massivement repris dans les mêmes termes catastrophistes par les médias et dont il ressort plutôt que la commanditaire, Chloé Morin, politologue de profession, est tout autant ignorante de l’histoire que de son enseignement.

Rien de tel que quelques chiffres-choc pour impressionner le lecteur : ainsi, 35 % des sondés ne connaîtraient pas la date du début de la Révolution française, 49 % la date de la chute du Mur de Berlin, 52 % celle de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, 58 % l’année du droit de vote accordé aux femmes en France, 62 % celle de la création de l’état d’Israël, 63 % celle de l’abolition de la peine de mort en France. Et la commanditaire de lancer ce cri d’alarme : « Tant de méconnaissance, de confusions et d’ignorance… » Méconnaissance, confusions et ignorance qu’en réalité on peut attribuer bien davantage à la commanditaire en question qu’aux jeunes sondés. Avec une bonne dose de mauvaise foi…

Se focaliser sur les dates est le premier des biais qui faussent l’analyse : outre que les limites chronologiques d’un événement, surtout aussi complexe que la Révolution française, se bornent rarement par une année de début et de fin, les questions posées par ce sondage entretiennent la confusion entre date, chronologie (qui n’est pas une accumulation de dates) et compréhension de l’événement. Si 35 % des sondés « ne connaissent pas » la date du début de la Révolution, il est fort probable que nombre d’entre eux auraient répondu différemment à une autre formulation, par exemple : que représente pour vous l’année 1789 ? Tout comme les savoirs scolaires sur le nazisme ne passent pas nécessairement par la date du 30 janvier 1933, l’histoire contemporaine du Proche Orient n’est pas réductible à l’année 1948, surtout pour de jeunes élèves. Comme la mémorisation mécanique d’une date (1515, Marignan…) ne dit rien de la compréhension d’un événement, l’hésitation sur une date ne correspond pas par principe à une méconnaissance du sujet… encore moins à un hypothétique niveau des élèves ou aux lacunes des programmes officiels que les sondeurs ne se sont manifestement pas donné la peine de consulter.

De fait, outre que les questions dont le sondage fait l’objet sont toutes inscrites dans les programmes officiels de l’EN, les choix retenus ici sont singulièrement limitatifs, réduits à une histoire politique qui ne recouvre pas le champ des savoirs historiques, sauf à limiter l’histoire à ce qu’elle était au 19e siècle. Quand l’histoire économique, sociale, l’histoire des représentations, l’histoire culturelle, l’histoire environnementale, ont trouvé leur place légitime dans les centres d’intérêt des chercheurs et de leurs lecteurs, vouloir les tenir à l’écart de l’enseignement scolaire n’a guère de sens… sauf à inclure la récitation des dates dans de très discutables « fondamentaux » qui feraient de la succession des régimes politiques le fondement de l’histoire des hommes.

En outre, avant de prétendre inférer le niveau de connaissances des élèves d’un sondage aussi réducteur, il faudrait pour le moins s’intéresser à celui des générations plus âgées à qui seraient posées les mêmes questions. Les réponses ne feraient guère de doute si l’on en juge, à titre d’exemple, par les enquêtes menées dans les années 60 et dont Suzanne Citron rendait déjà compte il y a quarante ans dans son livre « Enseigner l’histoire aujourd’hui » (1), enquêtes montrant

« que l’ignorance qu’on déplore aujourd’hui était déjà grande chez les lycées privilégiés dans les années 1960. Ces tableaux de l’ignorance des élèves, bien avant la réforme Haby, manifestaient l’incapacité des programmes, analytiques, exhaustifs et émiettés, à donner aux élèves la faculté de se situer et d’assimiler quelques repères essentiels ».

Tout sondage d’opinion trouve sa raison d’être davantage dans son interprétation que dans des chiffres par nature sujets à caution ; c’est particulièrement vrai pour l'enseignement de l’histoire traditionnellement  surinvesti d’une mission morale et civique quasi théologique. C’est ce postulat erroné qu’adopte ici la commanditaire en se livrant à un rapprochement hasardeux : « Est-ce qu’il est possible – s’interroge Chloé Morin – d’enseigner l’antisémitisme à des jeunes qui ne savent pas ce qu’est la Shoah, qui ne comprennent pas la spécificité de ce fait historique ? » Des jeunes qui ne savent pas ce qu’est la Shoah ? Parce qu’elle ne serait pas enseignée (alors que 95 % des 16-24 ans sondés connaissent l'existence des chambres à gaz...) ? Ces accusations fréquemment mises en avant depuis une vingtaine d’années, dénonçant sans beaucoup de précautions l’antisémitisme supposé des jeunes de banlieue, avaient trouvé une expression particulièrement indécente dans le contexte des attentats de 2015 avec le député LR Claude Goasguen (02/02/2015) qui évoquait « cette Shoah terrible qu'on n'ose plus enseigner dans les lycées tant on a peur de la réaction des jeunes musulmans qui ont été drogués dans les mosquées », manipulant la Shoah pour en faire le support d'une islamophobie et d’un racisme anti-arabe décomplexés.

Réduire un génocide à une cause unique considérée comme nécessaire et suffisante dérive d’une démarche historique biaisée, « rétrodictive », pour reprendre la formule de Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc dans un petit livre particulièrement stimulant qui déconstruit l'illusion civique attachée aux politiques de mémoire, tout spécialement dans leur version scolaire (2) : 

« Seul un verdict « rétrodictif », c’est-à-dire qui prendrait la fin de l’Histoire pour un débouché nécessaire, une succession d’événements pour une relation de causes à effets, pourrait imputer les crimes nazis à une « culture de guerre » ou à une intolérance généralisée de la population allemande. Dans cet environnement qui bascule très rapidement dans la dynamique d’exclusion et de mise à mort, la situation immédiate détermine largement le passage à l’acte individuel. Les relations entre pairs sont décisives : l’impression de former un groupe (soudé par la vie commune, l’alcool, le sentiment d’obligation et, bientôt, l’expérience de la violence organisée en travail), les encouragements ou les contraintes qu’exercent les uns sur les autres ces hommes ordinaires (…) bons époux, bons chrétiens et bon travailleurs. Les hommes mobilisés par une autorité politique ou militaire et pris dans des interactions avec d’autres hommes – qu’ils regardent les regarder – peuvent tuer avec ou sans haine des victimes que le travail de mise à mort aura déshumanisées. »

Par ailleurs, vouloir faire de la mémoire scolaire de l’événement le gage d’une société ouverte et tolérante, d’un passé mythifié le détour obligé et suffisant d’une éducation civique vue comme une « morale de l’histoire », entretient – à l’Éducation nationale tout spécialement – de naïves illusions sur lesquelles s’interrogent, dans une perspective résolument sociologique, les deux auteures qui rappellent judicieusement que « la classe [est] un espace social  (…) lieu d’interactions entre un professionnel, l’enseignant, et des élèves qui vivent en parallèle dans d’autres espaces de socialisation. »  

Dans cette logique, dénonçant la fiction entretenue à l’école « sur la capacité des injonctions morales explicites à modeler durablement les comportements », Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc relèvent opportunément la contradiction entre le « devoir de mémoire » cher à l’institution et la réalité du quotidien des élèves :

« L’enseignement du « plus jamais ça » a peu de chances de fonder une résistance ultérieure lorsque la possibilité de passage à l’acte violent se présente. Il est vain d’attendre des politiques de mémoire qu’elles forment des citoyens plus tolérants et prêts, le jour j, à s’offusquer devant la comparaison d’une femme à un singe du fait de sa couleur de peau ou à refuser la violence politique – qu’il s’agisse du passage à tabac d’un individu jugé différent ou de l’anéantissement d’un groupe donné pour différent du nôtre (…) Peut-être y a-t-il quelque chose à creuser du côté de ces rêves d’une éducation non plus concurrentielle mais coopérative (…Montessori) (…) Plus sûrement il y a quelque chose à trouver du côté d’une égalisation sociale. Elle ne fera pas disparaître le goût de la distinction mais elle peut rendre la mobilisation violente au nom de l’écart des modes plus difficiles. »

Comme c’est souvent le cas, ce sondage ne tombe pas aujourd’hui par hasard, il ne vient pas de nulle part, répondant à une commande politique plus ou moins avouée, s’inscrivant dans un climat de panique morale artificiellement mais obstinément entretenu autour de l’école et surtout autour d’une classe d’âge qui se voit chargée de tous les défauts que la société s’interdit de chercher ailleurs. C’est principalement l’école et les jeunes que vise le discours performatif sur le « réarmement civique » étayé par une liturgie historico-civique, le SNU, l’uniforme scolaire… Un discours qu’a rendu audible – à défaut d’être crédible – la confiscation du débat éducatif et plus généralement politique par des pratiques de communication aussi bruyantes qu’irresponsables.

 

(1) Suzanne CITRON, Enseigner l’histoire aujourd’hui, La mémoire perdue et retrouvée, Les Editions ouvrières, 1984.

(2) Sarah GENSBURGER, Sandrine LEFRANC, A quoi servent les politiques de mémoire ? Sciences Po, Les Presses, 2017.

 

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