mardi 9 avril 2024

Ecole et extrême-droite : un terreau favorable



Mise à jour de la note du 14/09/2023
 

Printemps 2002 (une autre époque…) : la présence de J.-M. Le Pen au second tour des présidentielles provoquait une formidable commotion nationale où l’effroi le disputait à l’incrédulité. Quelques jours plus tard, des manifestations de masse préfiguraient le rejet électoral massif de l’extrême-droite au second tour de scrutin. Il aura fallu bien peu de temps pour que ce rejet se transforme en complaisance, en complicité, en indifférence, en fatalisme… Toute une gamme d’attitudes qui aura accompagné la banalisation d’une extrême-droite qui peut, sans optimisme excessif, envisager la suite de l’histoire. Mais si l’extrême-droite a cessé de faire peur – la figure policée de la fille remplaçant celle, inquiétante, de son baroudeur de père – c’est surtout parce que son idéologie, ses valeurs, ses thèmes de prédilection, ont atteint très rapidement une large partie de la société, un transfert encouragé par une classe politique aveugle et/ou pusillanime prétendant lutter contre l’extrême-droite en reprenant ses idées. De façon significative, cette banalisation a trouvé un terrain d’élection autour de l’école. Laïcité identitaire et punitive, conception du civisme fortement centrée sur une communauté nationale imaginaire, vision autoritaire de l’éducation : les chemins de l’extrême-droite ont, ces dernières années, croisé ceux de l’école. La visibilité des symboles nationaux sur les murs de l’école, le culte de la Marseillaise, la participation de plus en plus obligée des élèves à des commémorations bien davantage patriotiques et militaires qu’historiques, la perspective d’un SNU généralisé, loin d’être un épiphénomène, sont plutôt le signe d’une éducation civique fortement dévoyée par un système de pensée qui est également celui de l’extrême-droite. Pas seulement de l’extrême-droite, certes mais ce n’est pas une excuse…



L’année scolaire 2023-2024, avec la promotion (ou plutôt la rétrogradation) de l’école au statut de domaine « régalien » - le/la ministre en titre de l’Éducation nationale n’étant plus que le/la porte-voix du président - est comme une étape supplémentaire dans l’avènement d’un système scolaire désormais obligatoire – ce qu’il n’avait jamais été jusque là – mis en coupe réglée par le pouvoir politique du moment, pouvoir arbitraire, absolu, ignorant les différences et les individus, dans une rhétorique populiste qui fait le lit de l’extrême-droite. Au point que cette année scolaire, dans ses prescriptions officielles comme dans la communication tapageuse du ministre, semble directement sortie du projet pour l’école soutenu par Marine Le Pen en 2022.

Citations : 

« L’Education nationale […] est une institution chargée de la transmission des valeurs et des connaissances […] Restaurer l’efficacité du système éducatif, en organisant une remise à plat des méthodes pédagogiques et des contenus, et en restaurant l’école comme vecteur de transmission de l’Histoire de France et de son patrimoine […] Restaurer l’autorité du maître et de l’institution scolaire […] L’enseignement dans le primaire donnera une priorité absolue au français, aux mathématiques et à l’histoire de France […] Port d’un uniforme à l’école primaire et au collège […] Sanctuariser les établissements scolaires […] Retour à la laïcité dans les établissements actuellement soumis à des menées islamistes. Signalement systématique au procureur de la République et répression automatique des menées islamistes dans et autour des établissements et engagement systématique de poursuites contre leurs auteurs, sous peine de sanctions disciplinaires dissuasives […] Refondation du recrutement des professeurs […] »


D'où ces propositions sont-elles tirées ? Du cabinet du/de la ministre de l'Éducation nationale ? De son service de presse ? Probable dira-t-on, puisqu'elles recoupent les priorités, les choix fièrement annoncés par Gabriel Attal pour la rentrée 2023 : recentrage de l'école élémentaire sur les rudiments (qualifiés improprement de "fondamentaux") ; accent mis sur la transmission des savoirs (ou réputés tels) ; retour implicite du roman national pour l'enseignement de l'histoire ; dénonciation de la pédagogie, vilipendée sous le terme de "pédagogisme" ; mise en œuvre d'une laïcité punitive et de surveillance ; uniforme scolaire. Avec la réorganisation des dates du bac, ce sont bien là les grandes lignes du programme éducatif du gouvernement...Mais en réalité, les citations ci-dessus sont directement extraites du programme pour l'école défendu par Marine Le Pen lors des présidentielles de 2022...

Semblable porosité entre un projet éducatif clairement identifié comme d’extrême-droite et une école qui affiche avec insistance ses prétentions civiques ne vient pas de nulle part. Elle ne constitue pas non plus une nouveauté, sauf à avoir oublié les éloges que Marine Le Pen adressait en 2017 au ministre de l’Éducation nationale :

« Jean-Michel Blanquer reprend à son compte nos idées sur l'école. Je ne peux que m'en féliciter. C'est une victoire idéologique pour nous, et une défaite des pédagogistes, qui ont fait tant de mal au pays ! » (Marine Le Pen dans le cadre du forum Ecole et Nation, 08/12/2017).

Consternant mais indéniable et peut-être pas surprenant : si, dans les années qui viennent, l’extrême-droite accède au pouvoir, sa politique scolaire n’aura pas à révolutionner un système éducatif dont les valeurs aujourd’hui affichées sont pour une large partie les siennes. Pas plus que l’Éducation nationale, de son côté, n’aura à forcer sa nature pour mettre ses habitudes, ses forces – sa brutalité – au service d’une politique qu’elle aura largement anticipée.

Organisation pyramidale, obéissance indiscutée à l’échelon supérieur, infantilisation des personnels réduits au rôle d’exécutants, incapacité à prendre en compte la diversité des opinions, à gérer le débat d’idées : d’un pesant héritage napoléonien renforcé par un siècle et demi de centralisation républicaine, on ne peut guère attendre autre chose qu’un conformisme docile. La prétention inouïe de considérer l’école comme faisant dorénavant partie des prérogatives régaliennes vient encore renforcer la sujétion du système scolaire au bon plaisir du pouvoir politique, souvent réduit à la volonté d’un seul homme : quand un président ou son Premier ministre peuvent, d’un claquement de doigt, décider des programmes scolaires, des rythmes scolaires ou de la tenue vestimentaire de plus de 12, 5 millions d’élèves, bouleverser arbitrairement la nature du collège, on comprend que l’extrême-droite n’est plus une menace mais une réalité ou, plus exactement, que l'école dite de la république a su créer les conditions qui rendent possibles tous les abus de pouvoir.

Des abus qui se manifestent tout spécialement à travers l’intention de « sanctuariser », de « sacraliser » les établissements scolaires, projet où se télescopent les fantasmes venus non seulement de l’extrême-droite mais de toutes les tendances politiques. Outre que ce n’est pas la moindre des contradictions d’une école qui se braque contre toute forme de manifestation religieuse en son sein de se référer à un concept intrinsèquement religieux, la sanctuarisation de l’école, expressément mentionnée dans le programme Le Pen, s’accorde sans difficultés avec les diverses déclinaisons d’un concept dont l’Éducation nationale fait déjà un large usage. L’école sanctuaire, c’est à la fois, une école séparée de son environnement par des clôtures bien visibles et un système de surveillance toujours plus envahissant. L’école sanctuaire, c’est aussi l’inculcation d’une morale civique et patriotique exclusive édifiée autour du culte d’un régime politique et d’une collectivité qui ne s’imagine pas autrement que nationale, une sorte de morale d’état, de religion officielle, balisée par des exigences de plus en plus pesantes – de l’affichage des symboles nationaux jusqu’au SNU – une morale qui rejette les différences comme autant de menaces pour un ordre politique et social intouchable. Mais l’école sanctuaire, c’est également un système éducatif bâti autour de la promotion d’une « autorité du maître » tellement ambiguë qu’elle se confond avec une exigence d’obéissance indiscutée. Un principe dont Attal s’est fait le champion en multipliant les déclarations qui aboutissent à faire de l’école le lieu d’une mise au pas inconditionnelle des élèves, brutale et infantilisante (1) :

« A l’école française – déclare-t-il – on ne conteste pas l’autorité, on ne conteste pas la laïcité, on les respecte (…) On ne détourne pas le regard devant un tableau, on ne se bouche pas les oreilles en cours de musique, on ne porte pas de tenues religieuses. Bref, on ne conteste ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos valeurs. »

Accepter par principe l’autorité, quelle que soit sa nature, sous peine de sanctions ? Dans sa quête de l’électorat d’extrême-droite, Attal érige en norme éducative le dogme de tous les régimes totalitaires.

Cette école sanctuaire, fermée sur elle-même, crispée sur des principes soustraits à la critique, n’est pas une création de l’extrême-droite. Quelle que soit la nature du système scolaire – les petites écoles de l’Ancien Régime ou l’école dite de la république – l’école n’a jamais visé à l’émancipation des élèves. Prenant place dans un projet politique dominant à un moment donné, elle en subit inévitablement les dérives. Et les dérives, force est de reconnaître qu’elles n’ont pas manqué au cours des dernières années dans le contexte de panique morale créé autour de l’école depuis les attentats de 2015. Le 21 janvier 2015, en présentant ses vœux au monde éducatif (en réalité à une administration manifestement tétanisée), le président Hollande fixait les principes d’une « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la république » dans une rhétorique ahurissante qui, pourtant, sur le moment, n’avait pas fait frémir beaucoup de monde…

« [chaque fois que sera prononcé] un mot qui met en cause une valeur fondamentale de l'école et de la République, il y aura une réaction (…) tout comportement mettant en cause les valeurs de la République ou l'autorité du maître ou du professeur fera l'objet d'un signalement au chef d'établissement. Aucun incident ne sera laissé sans suite. (…) C'est en faisant en sorte que l'autorité soit respectée, celle du maître, que nous pourrons aussi veiller à ce que les valeurs de la République soient partagées et renforcées ».

L’autorité du maître promue comme l’un des fondements de la république, la désobéissance au maître (« tout comportement »…) assimilée à une remise en cause de la république, un régime politique (au demeurant jamais défini) mis à l’abri de toute critique par un « signalement » au chef d’établissement… voire au procureur : cette confusion ubuesque et extravagante entre des objets de portée et de nature dissemblables reste incontestablement un élément majeur dans l’émergence d’une image aujourd’hui largement répandue, celle d’une école qui bannit la différence, la critique, qui criminalise d’une certaine façon des « comportements » jugés déviants, qui formate plus qu’elle n'éduque. Parce qu'elle vise à séparer l'école du monde, l’école « sanctuaire » rêvée par l’extrême-droite et mise en place par l’Éducation nationale, est l'antithèse d'une école démocratique, émancipatrice.

L’école sanctuaire, c’est aussi, toujours en 2015, la conviction partagée par Chevènement dans le cadre de la réunion des anciens ministres de l’Éducation nationale à la demande de Najat Vallaud-Belkacem (le 12 janvier):

« l’essentiel c’est la transmission. Il faut apprendre à aimer la France à travers les grandes œuvres. Il faut rétablir le roman national. L’école n’a pas à refléter le miroitement de la société au jour le jour. »

Chevènement, très influent ministre de l’Éducation nationale sous Mitterrand (1984-1986), n’était peut-être plus socialiste mais son influence sur ses anciens camarades du Parti socialiste n’était (n’est ?) manifestement pas nulle, à en juger par le communiqué du parti en question soutenant qu’iI fallait

« rendre à l’école sa mission première, la transmission des savoirs et des valeurs de la République … [par exemple] en recentrant les enseignements sur les matières qui créent un sentiment d’appartenance à la République et à la communauté nationale. »

Reconnaissons que le projet éducatif de Marine Le Pen n’a pas eu à chercher bien loin ses sources d’inspiration. Le détournement de la laïcité s’inscrit dans des préoccupations très voisines ; mais là encore, entre « l’affaire du foulard » (Creil, 1989) et la très officielle chasse à l’abaya (rentrée 2023), on retrouve l’Éducation nationale à la manœuvre…


Dans cette note de blog, je ne reviendrai pas sur la force symbolique que peut avoir l'incorporation du SNU sur temps scolaire : avec des élèves en uniforme, au garde-à-vous chaque matin devant le drapeau pour chanter la Marseillaise, l’Éducation nationale anticipe sur les rêves les plus fous de l’extrême-droite…

Cette année, comme lors des rentrées précédentes, la plupart des syndicats ont préféré mettre en avant les habituelles questions de pouvoir d’achat, de postes non pourvus – questions certes légitimes – dénonçant comme un « écran de fumée » les gesticulations du ministre sur l’abaya et la tenue vestimentaire des élèves. Mais s’agit-il vraiment d’un écran de fumée ou d’une vision de l’école qui est également celle de l’extrême-droite ? D’autres ont dénoncé une « menace d’extrême-droite », mais perçue comme une menace extérieure ou future… alors que le ver est déjà dans le fruit.



(1) Dernière en date : l’instauration d’un conseil de discipline à l’école primaire… un conseil de discipline pour des enfants de 3 ans…

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