12 millions d’élèves au garde-à-vous, immobiles, la tête baissée, 12 millions d’élèves en silence pendant une minute sous étroite surveillance, 12 millions d’élèves sommés de rendre hommage à deux enseignants qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de côtoyer : tout est possible avec l’Education nationale, même la mise en scène la plus improbable d’une émotion factice, de commande, mais qui fait sens pour un pouvoir politique auquel l’administration n’a rien à refuser.
Pour le spectacle du 14 janvier – car c’en est un – les services de l’Éducation nationale, mobilisés, ont sorti le grand jeu, faisant preuve d’une imagination débordante et d’un empressement qu’on ne lui connaît pas dans d’autres circonstances. L’hommage, précise-t-on, doit être « solennel », prenant la forme d’une minute de silence qui « pourra être compléter (sic) par la lecture de textes, de chants ou autres représentations artistiques. » Le « temps de réflexion, d’échanges ou de productions avec les élèves » peut porter sur « le métier de professeur, son rôle dans la société, sa légitimité, les valeurs de la république etc. » Le spectacle pourra démarrer – ça ne s’invente pas – par le témoignage du professeur sur son propre parcours : « pourquoi est-il devenu professeur ? Quelles étaient ses motivations ? », témoignage dont on peine à voir le rapport avec le meurtre de deux enseignants, sauf à rentrer dans la logique des organisateurs : « l’autorité du professeur résulte de [sa] mission […] : le professeur doit être respecté. » D’où l’on infère que si S. Paty et D. Bernard ont été assassinés, c’est le signe indiscutable d’un manque de respect des élèves, même si, au moins dans le cas de S. Paty, son assassin n’avait jamais été son élève. Et c’est une singulière conception du respect que d’attendre de 12 millions d’élèves le témoignage d’une forme d’émotion dont on ne voit pas à quel titre elle devrait être exigée de tous. D’autant moins – ce n’est pas un détail – quand l’injonction de respect à l’égard des enseignants vise exclusivement les élèves et jamais le/la ministre en fonction qui, par tradition, use à l’égard des personnels d’une forme d’irrespect institutionnalisé. Mais surtout étonnante conception de la laïcité que celle qui prend la forme d’un temps de « recueillement » (Genetet), d’un rituel quasi religieux, imposé par circulaire sans considération des croyances, des sensibilités des personnels comme des élèves. Quelque chose qui ressemble à ces moments de réparation collective que l’Eglise catholique organisait autrefois dans les villes et les campagnes pour exorciser le mal : à l’école, la laïcité « à la française », baigne dans la pensée magique…
Ubuesque dira-t-on mais avec l’Education nationale, Ubu n’est jamais loin de Kafka, absurde et irrationnel mais porteur d’un message singulièrement inquiétant. Comme c’est toujours plus ou moins le cas avec les hommages officiels en milieu scolaire, les principes invoqués tranchent avec la réalité du quotidien des élèves : dans le cadre de cet hommage, l’insistance à rappeler « la liberté d’expression, la construction de l’esprit critique […] la culture démocratique […], le respect des droits […] la vocation émancipatrice [de l’école] » contraste avec une culture scolaire, fondée sur la transmission autoritaire, l’uniformité, la méfiance voire l’interdiction de la parole de l’élève et finalement, une exigence de conformisme et d’obéissance touchant non seulement à la vie quotidienne des élèves à l’intérieur de l’établissement mais également à leurs propres valeurs philosophiques et morales, censées se fondre dans un hypothétique « ordre républicain », une morale d’état plus punitive que libératrice. La conception de l’école comme outil de contrôle et de coercition s’est d’ailleurs singulièrement renforcée au cours des dernières années, aboutissant à une vision quasi totalitaire résumée par cette formule choc d’un ancien Premier ministre et ministre de l’Education nationale : « à l’école, on ne conteste pas l’autorité »…
En réalité, plus qu’une réflexion sur la tolérance et l’intolérance, plus qu’une occasion de s’exercer à l’esprit critique, cet « hommage solennel » du 14 octobre, à rebours de toute perspective émancipatrice, est surtout un moment de surveillance étroite et de contrôle renforcé du monde scolaire, objet de toutes les suspicions. Car on sait très bien de qui il s’agit et de quoi il retourne : si S. Paty fait aujourd’hui figure d’icône officielle à l’Éducation nationale (à l’extrême-droite également…), ce n’est pas comme symbole de tolérance et d’esprit critique mais bien plutôt pour son choix des caricatures de Mahomet présentées à un public contraint par son statut d’élèves de les accepter. Avec une initiative qui résulte exclusivement du pouvoir politique et de toutes les arrière-pensées qui vont avec, l’hommage à S. Paty et à D. Bernard s’inscrit dans la rhétorique de peur, de panique entretenue autour de l’école et d’une partie de ses élèves.
Un hommage obligatoire n’est pas un hommage, une émotion imposée n’est pas une émotion : on demande juste aux élèves de faire semblant. Comme les années écoulées, en fin de journée, on comptabilisera à l’unité près les sourires en coin, les ricanements adolescents, les provocations, que les chefs d’établissement traduiront en « cas », en « atteintes à », dont la ministre, les politiques, les éditorialistes et les spécialistes auto-proclamés assureront bruyamment le relais pendant plusieurs jours, confortés dans leurs fantasmes sur une école rongée par le communautarisme et l’indiscipline. À défaut d’un ressenti authentique, on ne récoltera pour nombre d'élèves qu'une apparence de conformisme ou de soumission et pour d'autres, un mélange d’humiliation, de frustration, de colère rentrée, autant de sentiments, dans l'un comme dans l'autre cas, qui rendent toujours moins crédibles les prétentions civiques de l’Éducation nationale, égarée dans une logique toxique de contrôle qui tourne à vide.
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