samedi 4 mai 2024

Des élèves "ensauvagés" ... au collège de La Flèche au XVIIIe siècle

 

Des élèves de plus en plus violents ? Une « explosion » des violences scolaires ? Comme toujours en la matière, l’instrumentalisation politique d’un petit nombre de faits divers, complaisamment entretenue par des médias (tout autant irresponsables que les réseaux sociaux) qu’aucun scrupule déontologique ne retient, réussit à donner à une opinion publique peu exigeante une image caricaturale, quasi apocalyptique, d’une école en proie à une jeunesse que plus rien ne retiendrait, une jeunesse prédélinquante (Attal), en voie d’ « ensauvagement ». De façon significative, cette rhétorique catastrophiste se réfère plus ou moins implicitement à un ordre scolaire fantasmé, reconstruit à partir de l’image d’un passé idyllique qu’il suffirait de restaurer, une image pourtant démentie par la quasi-totalité des témoignages directs laissés par l’école des siècles passés.

Un exemple parmi d’autres, est fourni par le remarquable Journal de Stanislas Dupont de La Motte, inspecteur au collège de La Flèche (1771-1776), Journal publié par les Presses universitaires de Rennes (1). Entre ces deux dates, cet ancien collège jésuite (les Jésuites sont expulsés de France en 1764), vit sous le statut d’école militaire préparatoire à l’École militaire de Paris créée par Louis XV en 1751. Elle accueille 250 élèves – des garçons exclusivement – âgés de 8 à 14 ans issus des rangs d’une noblesse théoriquement peu fortunée et d’ailleurs pas tous destinés à la carrière militaire. En tant qu’inspecteur, Stanislas Dupont de La Motte est en réalité le directeur administratif de l’établissement. Très attentif au quotidien des élèves auprès desquels il vit, il laisse un témoignage qui offre une large place aux problèmes récurrents de discipline, dans une perspective qui, deux siècles et demi plus tard, met à mal les certitudes et les poncifs sur les bonnes vieilles méthodes d'un passé, où, paraît-il, chacun savait se tenir à sa place...

Dans les extraits ci-dessous, sauf mention contraire, la dénomination Monsieur (M.) ou Messieurs (MM) désigne les élèves.

 

" Vendredi 18 octobre 1771 - Il y a eu hier bruit au réfectoire du sous-principal pendant le goûter. Je le fis cesser et j’en parlai à M. Hamelin [le principal] qui a dissipé une petite cabale formée par quelques mauvais sujets.

 Lundi 4 novembre 1771 - Le fils de M. Ducan […] s’échappa à la promenade de son sous-maître avec deux autres camarades. Il les conduisit à une maison de campagne de son père à Bazouges, ils en forcèrent les buffets et s’enivrèrent de liqueurs.

Mercredi 11 décembre 1771 - M. de Bridiers des Guérins a fait ce matin une scène des plus violentes. Après avoir manqué essentiellement, avec grossièreté et à plusieurs reprises, à ses sous-maîtres d’étude et de dortoir, il ne voulut pas subir la punition que lui infligeait M. Hamelin. Comme c’était un dessein prémédité, il s’était armé d’un maillet et autre bois qu’il avait ramassé et, entrelacé dans les pieds de la table, il se défendait contre les valets, les défiait en jurant et chantait et sifflait pour narguer le commissaire.

Dimanche 5 janvier 1772 - Le jeune Moyria voulait se jeter dans le feu de son dortoir. Cet élève est un peu visionnaire.

Mardi 28 janvier 1772 - M. de Lardière, le plus mauvais sujet possible, a tenté de s’évader du collège avec les jeunes de La Hitte et de Résie qu’il avait débauchés. Il avait volé une quantité de boutons, livres, pains et autres drogues dont il avait fait un inventaire et un couteau avec lequel il se proposait de détrousser des petits paysans pour avoir leurs habits. Cet élève est indomptable.

Vendredi 4 septembre 1772 - M. de Valory donna hier un coup de bâton à M. du Lac de Cazefort. M. Jacquemard dit que ça était en jouant. Quelques-uns passèrent dans le fossé, malgré l’eau et la boue et vinrent piller les moellons. Les jardiniers en suivirent un. D’autres élèves menacèrent en jurant les domestiques et le firent si haut que je l’entendis de mon cabinet.

Jeudi 24 décembre 1773 - On a puni sévèrement M. de Languedoue qui a jeté à table son couteau à la tête de Montgon.

Jeudi 7 janvier 1773 -[copie d’une lettre de Monteynard, secrétaire d’État à la guerre,  au principal du collège ] « Appliquez-vous surtout à déraciner l’habitude que [les élèves] avaient contracté de se donner des coups de pied sans ménagement. Il faut aussi les guérir autant que faire se pourra de la manie qu’ont tous les enfants, et peut-être ceux-ci plus que d’autres, de détruire les différentes choses qui sont à leur usage. »

Lundi 30 août - Le jeune de Tilly s’est fait remettre au cachot. Cet élève courait la nuit et, comme l’on travaille pour les nouveaux dortoirs, il défaisait l’ouvrage des maçons et a pensé se précipiter.

Mardi 8 février 1774 - Depuis quelque temps, les élèves déparaient leurs études et leurs cellules et dégradaient les murs pour se faire de gros palets de pierre. Enfin, on leur a défendu ce jeu et on a fouillé pour leur en ôter les instruments. Il y en a eu qui ont eu la malice d’en faire rougir dans leurs poêles ; un domestique en a eu une main très brûlée.

Dimanche 20 mars 1774 - On a trouvé une souris sur la soupe au lait servie à la table dite du principal. M. Hamelin a grondé les cuisiniers qu’il croyait coupable de cette grossière négligence ; mais comme plusieurs élèves nourrissent de ces animaux et qu’encore aujourd’hui pendant la grande messe l’un d’eux jouait avec la sienne, il y a tout à présumer que c’est de là qu’elle est provenue. D’ailleurs il n’est pas rare de les voir glisser les jours maigres des os, des morceaux de viande qu’ils ont gardés de la veille. Ce sont des espiègleries de collège.

Jeudi 2 juin 1774- Tous nos ecclésiastiques se sont rendus processionnellement à 8 heures ½ [Fête-Dieu] ; il n’est resté que l’abbé Bourdet, sous principal de semaine et le sieur Dubois d’Angers pour garder les élèves qui s’en sont donné) cœur joie. Plusieurs se sont échappés et se sont répandus dans le potager et dans le parc.

Mardi 6 septembre 1774 - M. le chevalier de Fontenay est parti à 5 heures. Ses élèves ont fait le tapage toute la nuit. Ils ont forcé la porte de la cuisine.

Mercredi 23 novembre 1774 - Les écoliers externes se sont battus, ont fait le tapage dans les jubés où personne ne les a gardés.

Jeudi 26 janvier 1775 - Même liberté sans bornes aujourd’hui. A 5 heures du soir, je fus contraint de ramasser nombre d’élèves qui n’avaient aucune envie de quitter le fort du parc. Trois sont tombés dans nos douves et M. Lenormand de Lourmel en eut jusqu’au cou.

Lundi 20 mars 1775 - MM. Aubert, Le Gras et Boulainvilliers sortirent hier dans l’après-midi et furent se promener dans le grand parc. On s’en est aperçu. Un domestique qui les suivait les a fait revenir. Ils sont rentrés par une fenêtre des classes et ont été se cacher dans le pensionnat, on ne les trouva pas. M. Hamelin les crut échappés et la maréchaussée fut mise aux champs.

Mercredi 26 avril 1775 - Les élèves sont ameutés et excités au point qu’ils assaillent de pierres les officiers de bouche dans leurs offices, qu’ils crient au fripon et qu’en voyant les chiens de la basse-cour dans le parc avec le contrôleur, ils huent en proférant mon nom.

Dimanche 7 mai 1775 - Les élèves du grand réfectoire jetèrent leur abondance [en argot des collèges, vin coupé d’eau] en présence de M. Hamelin [principal du collège]. M. Le Gras a reproché à un autre élève d’avoir pissé dans un autre pot d’abondance pour avoir lieu de se plaindre (ceci n’est pas nouveau )

Lundi 29 mai 1775 - Les élèves ont maltraité mon domestique que j’avais envoyé porter une lettre à M. Hamelin […] Les têtes de cette jeunesse sont furieusement échauffées.

Dimanche 4 juin 1775 -[Pendant l’office de la Pentecôte] Les élèves se sont levés et fait un brouhaha quand ils ont vu ma femme et ma sœur entrer dans l’église. Après le sermon, plusieurs élèves qui étaient aux latrines ont attendu que j’en fusse sorti pour crier : « La Motte gueux, crevat ». Mais qui a crié ? Le contrôleur de bouche l’a entendu. On m’a dit que hier on m’avait hué de la même façon […]

Vers 7 heures ¾, tandis que le parc était rempli des gens les plus distingués et des dames, les élèves m’ont vu traverser le potager. Je quittai ma femme et ma sœur qui se promenaient et j’allai dans mon cabinet. Grand nombre de voix se sont élevées de l’enceinte qui enferme les élèves et, parmi leurs cris, on distinguait mon nom avec les épithètes de gueux, fripon, voleur, crevat. Ces cris ont continué encore longtemps après que je fusse passé. De chez moi, je les entendais et je voyais de ces crieurs se grimper aux palissades et aux arbres […] l’heure de la sortie du parc mit fin à cette scène scandaleuse.

Mardi 6 juin 1775 - Desmon [chef d’office au collège] fut assailli hier de pierres par les élèves sortant du parc pour aller au goûter […] Mme Le Royer a retiré son fils de la classe de physique parce qu’on n’y fait que jouer et se déchirer.

Mardi 5 septembre 1775 - Les élèves ont fait le tapage toute la nuit.

Jeudi 30 mai 1776 -M. Dillon a donné un coup de canif à son camarade Lanneau de Marey."

 

Harcèlement, rébellion ouverte, fugues, violences verbales et physiques entre les élèves et sur les personnels : dans ce Journal, il ne s’agit pas de « sauvageons » de banlieue au 21e siècle mais de jeunes nobles d’un collège royal au 18e siècle, que par leur origine on imaginerait plus perméables que le reste de la société à la « civilisation des mœurs » (Norbert Elias). Deux siècles et demi plus tard, le lecteur est frappé par la distanciation de l’auteur avec les violences quotidiennes dont lui-même est parfois la cible, n’exprimant que rarement des jugements de valeur sur les élèves aussi bien individuellement que collectivement, se gardant de toute digression politico-sociologique ou religieuse qui ne l’effleurent manifestement pas. Chez Dupont de La Motte, nulle référence à d’hypothétiques « valeurs de la monarchie » que viendrait mettre à mal une génération de jeunes impies… Dans un environnement éducatif marqué par une forte présence religieuse (prières et offices quotidiens), une répression rigoureuse des transgressions (cachot et fouet sont la réponse la plus courante), la banalité de la violence est perçue comme inhérente à une classe d’âge et, conséquemment, au système d’éducation, même si, à cette époque, des voix de plus en plus nombreuses (celles des éducateurs, des philosophes et, de façon significative, celles des parents) s’élèvent contre les punitions physiques et les contraintes abusives. Dans une société que les historiens s’accordent à reconnaître beaucoup plus violente que la nôtre (2), les élèves sont tout simplement de leur temps et, d’une certaine façon, acceptés comme tels.

Et c’est précisément au prisme de l’anachronisme qu’on peut considérer l’opinion aujourd’hui dominante, officielle en tout cas, sur la violence des jeunes, notamment à l’école, violence face à laquelle il suffirait de restaurer, de rétablir, de reconstituer, de remettre à l’honneur un ordre scolaire perdu. Un ordre scolaire et des élèves qui n’ont pourtant jamais existé par le passé, pas plus à La Flèche qu’ailleurs, ce que confirme l’historiographie aujourd’hui conséquente de l’éducation.

Internats punitifs, sanctions qui, à force d’être systématiques, tournent à vide, uniformes, catéchisme laïque et républicain pas davantage porteur de sens que n’importe quel catéchisme imposé : aujourd’hui, dans une surenchère aberrante amalgamant tout désordre scolaire à une forme de délinquance, la politique d’Attal, imaginée autour d’un idéal-type d’élève, dont la nature est d’écouter et d’obéir, illustre pleinement ce que peut être une pensée éducative coupée du monde réel. Un monde qu’en dépit de ses visites médiatisées dans des écoles Potemkine, il n’a connu ni dans sa jeunesse ni dans une pratique égotiste du pouvoir qui méprise la société civile.

 

(1) Le « Journal » de Stanislas Dupont de La Motte, texte préparé et présenté par Didier Boisson, Presses universitaires de Rennes, 2005.

(2) Robert MUCHEMBLED, Une histoire de la violence, Le Seuil, 2008.

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