mardi 26 décembre 2023

Le service public d’éducation au service du ministre : l’extrême-droite comme horizon

 

« Je veux… », dit le ministre. Une formule que les médias s’empressent aussitôt de relayer : « Gabriel Attal veut… » Attal veut instaurer des classes de niveau. Attal veut un examen d’entrée en lycée. Attal veut réviser le calendrier scolaire. Attal veut que les collèges soient ouverts de 8 heures à 18 heures. Attal veut un manuel scolaire officiel. Attal veut « tester » (sic) l’uniforme scolaire. Attal veut punir. Etc. Ses désirs sont des ordres et ses ordres, dans un système scolaire centralisé à l’extrême, sont immédiatement répercutés à tous les échelons de la hiérarchie jusqu’aux 60 000 établissements du pays où un million d’enseignants s’emploieront à les appliquer sans faillir à 13 millions d’élèves… même quand ces ordres, désormais consignes officielles, concordent avec le programme éducatif de l’extrême-droite.  

Si l’école française est historiquement et consubstantiellement habituée aux injonctions autoritaires (1), souvent contradictoires, chaque ministre s’attachant à gommer le travail de son prédécesseur, il est incontestable que cette tendance s’est singulièrement aggravée au cours d’une période plus récente – disons les deux dernières décennies – prenant la forme désormais dominante de l’annonce faite à l’opinion publique par un ministre dont le statut a changé de nature : celle d’un politicien plus soucieux de sa carrière, et donc de l’image qu’il donne, que des obligations liées à sa fonction, un politicien manifestement peu au fait des sujets dont il a la charge, plus présent sur les plateaux de télévision que dans son bureau. Pour rester dans le cadre de la 5e République, des ministres comme E. Faure, R. Haby ou encore A. Savary, bons connaisseurs de l’éducation, travaillant leurs dossiers, exprimant une vision d’ensemble (qu’on peut critiquer ou pas), étaient légitimes dans leur fonction. Attal, clinquant et agité, ne l’est pas.

Cette évolution, sensible depuis le quinquennat Sarkozy (« je veux que les élèves se lèvent lorsque le professeur entre en classe… »), s’aggravant sous ceux de Macron avec Blanquer et aujourd’hui Attal, se traduit par un brouillage des clivages traditionnels au profit d’un populisme éducatif qui, s’il reflète jusqu’à un certain point une opinion sur l’éducation, la dépasse par son imprévisibilité et son irrationnalité. Au cours des derniers mois, si les « annonces » multipliées d’Attal s’inscrivent dans une certaine tradition conservatrice de l’école, elles ne s’y limitent pas : les poncifs sur le redoublement, les « fondamentaux », le thème foldingue de l’uniforme, l’ « autorité », le détournement (déjà ancien mais ce n’est pas une excuse…) de la laïcité, le SNU et d’autres facéties de la même veine, sont autant d’éléments de communication visant à flatter la partie de l’opinion dont on attend ultérieurement les suffrages.

Avec Attal, les effets d’annonce l’emportent sur une cohérence d’ensemble noyée dans un brouillard de formules (« choc des savoirs »…) aussi ronflantes sur la forme qu’insignifiantes sur le fond. Du reste, dans la politique éducative suivie depuis 2017, on peine à saisir une continuité, une logique interne, à travers la nomination de Pap Ndiaye succédant à Blanquer, d’Attal succédant à Pap Ndiaye. Quand le choix de Pap Ndiaye était comme une invite spectaculaire (et inattendue après les années Blanquer) à la gauche, celui d’Attal s’inscrit dans la perspective des présidentielles de 2027 : pour récupérer l’électorat d’extrême-droite, quoi de plus simple que de reprendre ses idées ? De fait – et Marine Le Pen ne s’est pas privée de le signaler – la politique suivie par Attal depuis la rentrée s’inspire dans ses grandes lignes du projet éducatif du RN (sélection et orientation précoces des élèves, méthodes officielles, mise au pas des enseignants et des élèves, laïcité identitaire et punitive, uniformes etc).

Le service public d’éducation – justification formelle de l’Éducation nationale – sous la contrainte du racolage électoral et de la carrière du ministre ? Les fantasmes éducatifs les plus improbables de l’extrême-droite promus sans difficulté au BOEN et au Code de l’éducation ?  Si la question ne peut plus être éludée, il faut aussi comprendre qu’elle n’arrive pas là par hasard, portée par les circonstances et le caprice du prince – même si ce dernier n’y est pas étranger : la présence envahissante dans les médias d’un ministre dont l’action aboutit à donner corps au projet de l’extrême-droite sur l’école est la manifestation malheureuse mais inéluctable d’un système éducatif centralisé et autoritaire où toutes les décisions, les plus imprévisibles, les plus arbitraires, sont répercutées à tous les niveaux de la hiérarchie sans contestation possible ; une implacable pyramide administrative où toute forme de critique est considérée comme une marque de « déloyauté » et sanctionnée comme telle.

Déloyauté ? Mais envers qui les personnels de l’Éducation nationale sont-ils censés être loyaux ? Lorsque toutes les « annonces » du ministre sont introduites par un péremptoire « je veux » (et relayées avec complaisance dans les médias : « Attal veut… »), dans une rhétorique humiliante et infantilisante aussi bien pour les personnels que pour les élèves et leur famille, lorsque le service public d’éducation passe après le service du ministre, se pose alors un réel problème de crédibilité et de légitimité.

Par sa nature même, le fonctionnement centralisé et autoritaire de l’Éducation nationale pousse vers l’extrême-droite ou en fait courir le risque : la déresponsabilisation des personnels, l’incapacité maladive à accepter le débat et la confrontation d’idées, fondamentalement le refus de la diversité et des différences, sont la marque d’un système éducatif non démocratique et, de ce fait, plus susceptible qu’aucun autre de dériver vers l’extrême-droite.

Face à ce déferlement extravagant d’annonces promues au rang de politique éducative officielle, les réactions n’ont, jusqu’à présent, pas été à la hauteur ; la base est restée silencieuse (et même silencieusement approbatrice au moins pour une partie…) les organisations syndicales, quand à elles, se limitant dans le meilleur des cas, à une protestation toute platonique qui n’engage à rien pour la suite. Si la défense catégorielle des adhérents est l’une des raisons d’être d’un syndicat, elle laisse de côté un risque majeur, celui d’une mise au pas d’une école (élèves et personnels) désormais obligatoire par un système de pensée de nature totalitaire certes inspiré par l’extrême-droite mais auquel les traditions de l’Éducation nationale auront ouvert un boulevard. Un risque déjà en partie réalité : le SNU, avec ses cohortes d’élèves en uniforme au garde-à-vous devant le drapeau, un cauchemar d’extrême-droite, ne doit rien à l’extrême-droite, résultant exclusivement d’une mise en œuvre assumée sans état d’âme par une administration envahissante qui, parce qu’elle fait passer l’intérêt général après l’obéissance au ministre, s’éloigne toujours plus de sa finalité de service public d’éducation. À l’école comme face à l’extrême-droite, la résistance à l’autoritarisme suppose de se défaire des habitudes d’obéissance machinale à l’autorité.

Dans un pays qui s’est montré bien imprudent en supprimant la liberté d’instruction, où les établissements privés sous contrat, dont l’autonomie se limite au choix des élèves et des enseignants, sont soumis aux mêmes obligations, à la même surveillance que celles qui pèsent sur les établissements publics, où l’enseignement hors contrat est entravé par un financement privé (et discrédité par une composante majoritairement traditionaliste),  mériterait alors d’être envisagée l’hypothèse d’un service public d’éducation délivré de la tutelle étouffante de l’Éducation nationale. Hypothèse qui, à ma connaissance et de façon significative, n’a encore jamais trouvé sa place dans la question scolaire.

 


(1) En 1997 déjà, par la seule force de sa volonté, Chirac prétendait régler le problème : « Je veux qu’au terme du septennat, tous les enfants entrant en sixième maîtrisent les compétences de base et qu’à la fin du CE2 ils sachent lire. Au terme du septennat, le problème [de l’illettrisme] sera réglé. » (allocution télévisée, 10 mars 1997). Dans 26 ans, il sera toujours temps de ressortir les « annonces » d'Attal...



Mise à jour (27/12/2023)

Comme élément de réflexion, quelques considérations fournies par Kristina Kallas, ministre estonienne de l’éducation. La référence au « contexte historique » propre à chaque système éducatif renvoie effectivement, dans le cas de l’école française, à l’histoire d’un pays où l’autorité de l’État, qui considère toute forme de critique comme une trahison, s’est trop souvent construite contre l’individu. Est-il utile par ailleurs de préciser que, dans la bouche de la ministre, le mot « autonomie » n’a pas le même sens que pour la droite en France qui, en privant les enseignants de la sécurité de l’emploi, cherche surtout à renforcer leur soumission à l’autorité de l’administration ?

" (...) Les décisions en matière d’éducation sont principalement prises à l’échelon local et elles ne sont pas dictées par le pouvoir central. Privilégier cette approche ascendante – plutôt que descendante – permet aux éducateurs d’adapter les méthodes et outils pédagogiques à leurs besoins spécifiques, plutôt que d’attendre les directives du ministère (...) Le contexte historique de chaque système éducatif joue un rôle important. En Estonie, notre modèle est issu d’une approche communautaire, contrairement à de nombreux pays où l’État a été le principal architecte de l’éducation nationale. Cette originalité de notre système n’est donc peut-être pas directement reproductible ailleurs (...) Toutefois, il existe un aspect fondamental qui peut être adopté à l’échelle mondiale : l’autonomisation des écoles et des enseignants, en particulier à l’ère de l’IA et des progrès technologiques. La concentration du pouvoir de décision au sommet peut conduire à une déresponsabilisation des élèves et des enseignants, limitant la pleine utilisation des ressources technologiques disponibles. Il me semble essentiel de décentraliser ce pouvoir et de le confier aux enseignants sur le terrain (...)

Cela va au-delà de la simple délégation d’autorité : il faut faire confiance aux enseignants, leur donner de l’autonomie, ce qui implique également de les doter des compétences et des connaissances nécessaires. C’est là que la formation des enseignants devient cruciale. En Estonie, nous nous concentrons sur le développement des compétences numériques de nos enseignants, plutôt que d’imposer aux écoles des instructions descendantes concernant les outils numériques. Cette approche garantit que les enseignants ne soient pas seulement autonomes, mais qu’ils soient également responsables et bien préparés pour mettre à profit cette liberté de façon optimale (...)"

 

 

Sur ce blog : 

Après la chasse à l’abaya, une école de non-droit pour tout le monde

13 millions d’élèves en uniforme pour le service d'Attal

École et extrême-droite : un terreau favorable

 

 

 

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