mercredi 4 octobre 2023

Irrationnel mais pas seulement : derrière l’uniforme scolaire, les ambitions démesurées d’un pouvoir politique

 

Comment, dans un pays où il n’a jamais fait partie des habitudes, l’uniforme scolaire peut-il faire l’objet d’une « expérimentation étendue » annoncée le plus officiellement du monde par le ministre de l’Éducation nationale, sans susciter l’expression massive d’une réelle incrédulité, à défaut d’une franche hilarité ? Du moins pour le moment. Ce sujet, complètement étranger à l’école, né des fantasmes de quelques politiciens, est à l’origine d’une bulle médiatique complètement irrationnelle. Mais lorsque la déraison côtoie à ce point la politique, il doit bien y avoir une raison…

Dans l’accession de l’uniforme scolaire au rang des incontournables de la rentrée, rien ne tient la route.

L’uniforme pour rendre moins visibles les inégalités sociales ? Dans un environnement éducatif qui, plus qu’ailleurs, fait découler la réussite ou l’échec des élèves de leur milieu social, où la ségrégation sociale et souvent ethnique régit le choix des établissements, il est effectivement plus facile de mettre les élèves en uniforme que de travailler à rendre plus juste un système scolaire historiquement fondé sur la différenciation école du peuple/école des élites et qui l’est pour une bonne part resté en dépit de la massification de l’enseignement secondaire. Une massification qui n’a jamais été une démocratisation. Un peu comme en Grande-Bretagne où les enfants des riches en uniforme de riche fréquentent les écoles de riches et les enfants des pauvres en uniforme de pauvre les écoles de pauvres...Il ne devrait échapper à personne qu'en France, la revendication de l'uniforme est portée par un ministre très favorable aux classes de niveaux en collège, un dispositif dont nul n'ignore la dimension socialement (et ethniquement) discriminatoire ; mais avec l'uniforme, ça se voit moins... 

Et dans un pays où, par ailleurs,3 millions d’enfants (un enfant sur cinq) vivent sous le seuil de pauvreté, où plusieurs milliers de mineurs dorment chaque soir dans la rue, l’uniforme scolaire n’est même pas une rustine sur la pauvreté, juste une arnaque, d’une logique très voisine de celle du SNU qui prétend promouvoir la mixité sociale par un séjour de deux semaines en uniforme…

L’uniforme comme remède au harcèlement scolaire ? À condition d’ignorer les travaux et les recherches accumulés sur un sujet qui mérite mieux que les annonces et les postures d’un ministre en campagne de promotion pour sa petite carrière. À condition également de fermer les yeux sur la réalité du harcèlement dans les pays où l’uniforme non seulement ne l’empêche pas mais peut-être même l’aggrave, comme c’est le cas au Japon avec le suicide chaque année de plusieurs centaines d’élèves (500 en 2021) … qui tous portent l’uniforme.

L’uniforme contre le communautarisme ? Pour étayer cette affirmation, il faudrait autre chose que les pitoyables statistiques qui font de la robe portée par quelques dizaines de jeunes filles (sur 12, 5 millions d’élèves…) pas moins qu’une menace pour la république. Il faudrait également en finir avec l’imposture d’une laïcité « à la française » qui fait d’un symbole historique de tolérance et de liberté – la laïcité – un outil de surveillance et de coercition. On peine à comprendre par quel détournement la loi fondatrice de 1905 (« la République assure la liberté de conscience… » article 1) autoriserait une administration à régenter les tenues vestimentaires de la société civile.

L’uniforme comme en Outre-mer ? Régulièrement mise en avant pour justifier le principe de l’uniforme scolaire, le cas très spécifique de l’Outre-mer – notamment aux Antilles où l’uniforme scolaire est le reflet de « stéréotypes de genre qui animent les communauté éducatives » – apparaît plutôt comme un contrexemple. Car, outre que l’uniforme n’y a pas force de loi, ne résultant que du choix propre à chaque établissement et non d’une exigence administrative, les effets bénéfiques n’apparaissent ni dans les résultats scolaires, les académies d’Outre-mer comptant parmi les plus mal classées par exemple pour les résultats du bac, ni dans le climat d’établissement comme on peut le constater notamment en Guyane où le niveau de violence atteint des proportions qui affolent les personnels.

Rackets, bagarres, insultes, harcèlement, vols, échec scolaire ne disparaissent pas miraculeusement avec l’uniforme scolaire, érigé au rang de remède magique par la pression obstinée de la droite et de l’extrême-droite complaisamment relayées par des médias réputés par leur manque de rigueur, voire d’honnêteté (au point de voir des uniformes là où il n'y en a pas...), dans leur approche des questions éducatives.

Et c’est précisément cette obsession des politiques autour de la tenue vestimentaire des élèves (on ne compte plus les propositions de loi parlementaires sur le sujet depuis une vingtaine d’années) qui, en dépit de la futilité objective du sujet, le fait passer de l’anecdotique au symbolique, à l’idéologique. Car à la différence de la Grande-Bretagne où la tenue vestimentaire des élèves résulte d’un choix propre à chaque établissement, en France, le sujet est porté, imposé, par les politiques, ce qui change la donne : quelle est alors la nature réelle d’un régime politique qui prétend s’immiscer dans un domaine qui, relève traditionnellement de la sphère privée ? Un régime dans lequel un chef d’état (ou son épouse) et un ministre de l’Éducation nationale réduit au rôle de porte-voix du président s’arrogent, sans aucune considération pour les intéressés, un droit de regard sur l’intimité de plus de 12 millions d’élèves et de leur famille, un abus de pouvoir qui, à ma connaissance, ne se retrouve dans aucune démocratie ? Mais aussi un régime où le président peut, sans aucun débat public, faire de l’éducation son domaine « réservé » ?

Autant d’interrogations qui renvoient également à l’accroissement sans fin du champ d’intervention d’un état éducateur aux prérogatives toujours plus extravagantes (école obligatoire, SNU etc) et toujours plus brutales puisqu’il s’agit, le plus souvent, de surveiller et de punir. Vu sous cet angle, l’uniforme scolaire n’est pas seulement anecdotique.

 

 

 


 

 

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