vendredi 29 septembre 2023

"Pour un aggiornamento de l'idée laïque" (Suzanne Citron)

 

Le 18 septembre dernier, l’Éducation nationale, à laquelle rien n’échappe en matière de toilette vestimentaire et de fanfreluche, repérait parmi les 12 800 000 élèves fréquentant les 59 650 établissements dont elle a la charge, cinq « cas de port d’abaya ». Des cas assurément pendables puisque, considérées à elles seules comme une menace pour la république, les jeunes filles réduites à des « cas », font l’objet, de la part du pouvoir politique relayé sur le terrain par une administration aux ordres, d’une obsession de tous les instants, à laquelle les médias ont donné un écho assourdissant. Incontestablement, la laïcité a changé de nature : historiquement symbole de tolérance et de liberté de conscience, elle a pris place aujourd’hui au rang d’une religion d’état au service d’un régime politique lui-même sacralisé quoique rarement identifié. Un évangile (les valeurs dites de la république), une profusion de textes canoniques, tout un personnel de grands prêtres chargés de la surveillance intransigeante de l’ensemble d’une jeunesse depuis peu obligatoirement scolarisée ; toute « atteinte » au principe de laïcité étant susceptible de déboucher sur une plainte au pénal, la laïcité, en se faisant objet de culte, a récupéré une inquiétante fonction qui n’avait jamais été la sienne : surveiller et punir.

Dans les années 80, sa critique de l’enseignement de l’histoire et du système scolaire donnait à Suzanne Citron l’occasion de remettre en question une vision déjà « anachronique et contradictoire » de la laïcité. Élargissant sa réflexion, elle appelait de ses vœux une « révolution intellectuelle » qui placerait les élèves dans leur diversité au cœur des préoccupations éducatives. Il y a 40 ans, avec la publication dont je reproduis ici quelques passages, Suzanne Citron ne pouvait sans doute pas imaginer la dérive infernale qui, partant de la fabrication d’impensables « affaires du foulard », étouffant la laïcité dans des considérations identitaires (la laïcité « à la française »), allait lancer l'école dans une chasse aux sorcières dont on ne voit pas la fin et la déstabiliser jusqu’à lui faire perdre une bonne partie de sa légitimité.

 

 

Pour un aggiornamento de l’idée laïque


Réviser la notion de laïcité est un préalable pour que la mémoire sociale retrouve place à l’école. La laïcité dans son sens fondateur – riposte au cléricalisme d’une Église intolérante et hostile – doit être revue et redéfinie dans des catégories de pensée tenant compte des mutations intellectuelles et culturelles contemporaines. Telle que le Code Soleil l’a définie, elle est anachronique et contradictoire. Anachronique, parce qu’elle limite la notion du « religieux » aux croyances confessionnelles des églises ; parce qu’elle croit possible un discours « rigoureusement neutre » qui évacue l’inconscient et l’imaginaire du maître comme de l’enfant ; parce qu’elle dissocie de la croyance l’idéologie posée comme devoir en termes idéalistes et normatifs à la fois : « Dire que l’instituteur doit être d’une loyauté parfaite envers la République et envers la Patrie, c’est exprimer une évidence qui ne définit qu’incomplètement son devoir. L’instituteur doit faire aimer la République et la Patrie. » Vision idéale et hagiographique de la Patrie […]

Actualiser les fondements éthiques et épistémologiques de l’école publique demande un aggiornamento, une révision intellectuelle par la reconnaissance de la pluralité des cultures, des représentations symboliques et l’affirmation d’une éthique commune dans laquelle les vieilles valeurs laïques retrouveraient leur sens : fraternité, convivialité, droits de l’homme […] Ainsi serait tournée cette page de notre histoire où, face au cléricalisme militant, la République inventa un laïcisme militant, proscrivant de l’école tout discours « religieux » sur le monde. On dira que le christianisme n’a pas été gommé comme phénomène historique, qu’il apparaît à travers les Hébreux, le christianisme, l’Église au Moyen Age, les Croisades, la Réforme, les guerres de religion…Mais il n’est pas présent comme espace mental et culturel, image actuelle du monde pour les enfants de famille chrétienne, pas plus que l’Islam ou le Judaïsme.

Sous cet angle, dans une école enfin plurielle, les croyances vivantes de nature religieuse, confessionnelles, sociales, devraient pouvoir être appréhendées comme faisant partie de l’identité d’un enfant, par la reconnaissance de la mémoire religieuse ou culturelle existant dans la famille. L’école se libérerait de ce qui fut une arme nécessaire de combat mais qui, aujourd’hui, est un tabou.

Notre tradition laïque refoule le sacré, mais derrière la proscription officielle elle le diffuse […] dans le discours de la sainte histoire de la patrie, dans le culte de l’État et de sa Raison, dans la Science prise comme absolu et la laïcité comme « religion ». Le sacré est présent derrière le « rationnel » occidental, ce devrait être un point acquis dans l’expérience douloureuse de notre siècle.

En affirmant le droit à l’existence dans l’école de mémoires religieuses, j’ai franchi le pas de cette révolution intellectuelle qui placerait au cœur du système scolaire nos enfants – sujets vivants – à éduquer dans leur diversité. On cesserait de poser comme objectifs de travail une juxtaposition de programmes pensés linéairement autour d’une « matière » et dont le cloisonnement intellectuel est assuré institutionnellement par un cloisonnement symbolique d’un emploi du temps rigoureusement fractionné en séquences horaires mono-disciplinaires. On repenserait l’éducation en termes de programme global de formation, acquisitions d’outils fondamentaux du développement personnel et de la socialisation. Des axes, des lignes d’objectifs seraient clairement formulées (aptitudes à la communication verbale, écrite, à la lecture, sous différentes formes, à l’expression gestuelle, artistique, développement progressif de la connaissance de la réalité dans sa complexité technique et sociale.) Programme cohérent mais suffisamment synthétique et souple pour permettre les adaptations aux situations pédagogiques réelles et aux besoins des groupes analysés sur le terrain.

La mémoire à construire serait l’un des axes de la formation et de la socialisation [...]

 

Suzanne Citron, Enseigner l’histoire aujourd’hui. La mémoire perdue et retrouvée, Les Éditions Ouvrières, Paris, 1984.

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