vendredi 8 août 2025

80 ans plus tard, un jeune Français sur 2 n'a pas tiré les leçons d'Hiroshima

Selon une enquête parue en avril 2024, en France, un jeune sur deux (49 %) juge « acceptable » l’utilisation de l’arme atomique. Quels que soient les biais attachés à cette enquête, les convictions manifestées par une majorité de jeunes sur la chose militaire reflètent d’une certaine façon un imaginaire guerrier en partie façonné par l’enseignement de l’histoire.

« Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques (…) Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »  Le 8 août 1945, deux jours après le bombardement d’Hiroshima, Albert Camus cherchait à mettre le monde en garde contre les perspectives terrifiantes qu’ouvrait l’arme atomique. 80 ans plus tard, même si le conflit redouté n’a jamais éclaté, la folie, le sentiment de toute puissance ou la pusillanimité des dirigeants et des états rendent d’autant plus actuel cet avertissement que les opinions publiques, même avec la distance des années, ne semblent pas avoir pris la pleine conscience de ce que signifierait une guerre nucléaire.

C’est d’ailleurs peu dire quand on constate, avec un certain effarement, qu’en France, un jeune sur deux (49 %) juge « acceptable » l’utilisation de l’arme atomique, tandis qu’un sur trois (33 %) l’accepterait « dans certains cas seulement ». Ces chiffres sont tirés d’une étude publiée en avril 2024 par l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), qui s’appuie sur une enquête quantitative menée « auprès d’un large échantillon représentatif de la jeunesse française âgée de 18 à 25 ans », enquête dont il faut citer les principaux enseignements avant d’en tenter une interprétation… pas vraiment réjouissante.

- Quoique n’ayant jamais eu à faire de près ou de loin à l’armée, 82 % des jeunes expriment leur confiance dans l’armée (et 74 % dans l’école…).

- Si la France devait connaître une crise « incontrôlable », 43 % des jeunes estiment qu’ « il vaudrait mieux confier le pouvoir aux militaires qu’aux politiques ».

- 62 % des 18-24 ans « se disent prêts à défendre leur pays et 48 % iraient même jusqu’à sacrifier leur vie pour cela. »

- 57 % des jeunes (70 % des hommes, 46 % des femmes) s’engageraient dans l’armée en cas de guerre en France. Une « propension patriotique » confirmée par le fait que six jeunes sur dix âgés de 16 à 18 ans se disent « prêts à risquer leur vie pour défendre leur pays ».

- Une majorité (62 %) se prononce pour un retour du service militaire obligatoire.

- Près d’un sur deux (45 %) accepterait d’être gravement blessé physiquement.

- 44 % se résoudraient à « dénoncer un proche passé à l’ennemi » (sic…)

- 53 % demandent une augmentation des dépenses militaires.

Des données objectivement aberrantes mais dans lesquelles l’auteure voit « la réalité d’un regain de patriotisme (…) [qui] laisse présager un solide potentiel de résilience et de soutien de la part des jeunes générations en cas de guerre ou de conflit majeur. »

Certes, comme toute enquête sondagière, cette dernière mérite d’être interrogée sur ses biais méthodologiques comme sur son commanditaire : un organisme militaire sans doute peu enclin à mettre en avant ce qui pourrait passer pour une critique de son institution. Quant aux biais (une enquête en ligne), ils portent principalement sur le fait que les jeunes sont amenés à donner une réponse binaire excluant toute nuance sur un sujet que de surcroît ils ne sont pas censés maîtriser. Pour mesurer la confiance réelle dans l’armée, plutôt qu’une réponse par oui ou par non, une question les interrogeant sur les raisons de leur confiance n’aurait sans doute pas obtenu  le même score : au cours des 80 dernières années, pour en revenir à Hiroshima, en dehors de solder la question coloniale (Indochine, Algérie), quel fut réellement le rôle de l’armée française ? En quoi les expéditions militaires en Afrique peuvent-elles être assimilées à une « défense » de la France ? Pourquoi, avec des dépenses militaires deux fois plus élevées que celles de la Russie, l’UE n’est-elle pas en mesure d’aider efficacement l’Ukraine ? Accepteriez-vous de voir vos proches subir le même sort que les habitants d’Hiroshima et de Nagasaki ? Quant à la volonté d’engagement (jusqu’à la mort…) manifestée par une majorité, elle est singulièrement infirmée par le principe même de la conscription qui envoie à la mort des jeunes dont on peut penser qu’ils ont d’autres objectifs de vie… que celui de mourir pour la patrie.  Si la vague d’antimilitarisme des années 1960-70 résulte pour une bonne part de l’emploi massif du contingent pendant la guerre d’Algérie, il est probable que la popularité dont jouirait aujourd’hui l’armée auprès des jeunes s’explique au moins en partie par le fait que ces derniers n’ont jamais eu à faire avec elle.

Reste que ce déballage décomplexé de convictions, de croyances peu réfléchies, presque irrationnelles, dans une classe d’âge que l’on pourrait croire a priori plus ouverte que ses aînés, force à s’interroger sur les conditions de leur production : « interrogés sur les vecteurs de leurs connaissances sur ces guerres du passé » – poursuit cette enquête – les jeunes mettent en avant pour 85 % d’entre eux le rôle de l’école, loin devant les films, les médias, les jeux vidéo ou le témoignage des proches. Et de fait, puisque la guerre est omniprésente dans les programmes d’histoire au point de conserver aux guerriers une place prééminente dans la galerie des figures historiques et des axes chronologiques imposées à l’histoire scolaire, il est alors inévitable que l’imaginaire des élèves en soit durablement marqué. Mais marqué par la conception partielle et partiale qui préside à l’élaboration des programmes en question qui fait d’un pays notoirement belliciste, la France, l’éternelle victime d’un étranger dont elle est le plus souvent l’agresseur. Des guerres d’Italie de François Ier aux conquêtes coloniales en passant par les guerres napoléoniennes et beaucoup d’autres.

Il faut ici se rapporter à cette très stimulante enquête menée auprès de 7000 élèves âgés de 11 à 19 ans (1) à qui l’on a demandé de « raconter l’histoire nationale ». La guerre apparaît aux yeux des jeunes comme le grand « opérateur de l’histoire (…) D’après les récits d’élèves, la guerre constitue une part notable de la mémoire de peuple français. Elle fonde en quelque sorte l’identité de la France, pays guerrier et victorieux. »  De ces récits d’élèves, image de leur apprentissage, la mise à distance, l’esprit critique sont presque toujours absents. Quoi qu’elle fasse, quelque crime qu’elle commette, la France et son armée sont toujours dans leur bon droit. Stéphane Clerc, autre co-auteur de l’enquête, explique : « S’il existe un fil rouge parcourant l’ensemble du corpus (les récits d’élèves), c’est bien la menace pesant continuellement sur le territoire national (…) Nous sommes alors en présence d’un territoire « envahi », « attaqué », « occupé », « partagé », « divisé », « annexé » etc. En somme, les ennemis de la France, les autres nations - les Anglais et les Allemands principalement – révèlent en négatif les frontières du territoire national. Dans ces conditions, l’Europe est considérée comme un espace hostile (…) Finalement, non seulement le territoire national est-il volontiers présenté comme menacé ou assiégé de l’extérieur, mais la France est bien seule ». « D’après les récits d’élèves – poursuit Eglantine Wuillot – la guerre constitue une part notable de la mémoire du peuple français. Elle fonde en quelque sorte l’identité de la France, pays guerrier et victorieux. » 

Dans ces conditions, il est difficile de ne pas faire le lien entre un enseignement de l’histoire toujours imprégné du « mythe national » (Suzanne Citron) et les convictions patriotiques, militaristes et/ou bellicistes exprimées avec ingénuité et inconscience par une majorité de jeunes, convictions inséparables de l’identification (« notre pays ») mortifère à une nation qui, toute nébuleuse qu’elle soit, peut quand même exiger qu’on lui sacrifie sa vie. D’une histoire scolaire qui reste construite – en dépit d’une timide évolution sans cesse remise en question – autour de l’émergence d’un état national, monarchique ou républicain, dont la légitimité n’est jamais interrogée, il est illusoire d’attendre une remise en cause des abus de pouvoir – au premier rang desquels la guerre et la conscription – qui accompagnent sa formation. Une histoire scolaire construite également autour d’une succession de guerres perçues comme une fatalité, illusion trompeuse magistralement dénoncée comme telle par Romain Rolland il y a plus d'un siècle quand éclate la Première guerre mondiale (2). Depuis les bataillons scolaires de la Troisième république jusqu’au SNU, en passant par la très officielle (1982) éducation à la défense, le culte de la Marseillaise et la prolifération des cérémonies patriotiques, la critique pacifiste et la non-violence n’ont jamais été en mesure de se faire une place dans la culture historique des élèves (3). Que, 80 ans après Hiroshima, un jeune sur deux persiste à considérer comme acceptable l’utilisation de la bombe atomique, peut difficilement passer pour un effet positif de l’enseignement de l’histoire…

 

(1) Le récit du commun, sous la dir. de F. Lantheaume et J. Létourneau, Presses universitaires de Lyon, 2016. Un ouvrage mentionné à plusieurs reprises sur ce blog, notamment ici.

(2) « Ces guerres, je le sais, les chefs d’état qui en sont les auteurs criminels n’osent en accepter la responsabilité ; chacun s’efforce sournoisement d’en rejeter la charge sur l’adversaire. Et les peuples qui suivent, dociles, se résignent en disant qu’une puissance plus grande que les hommes a tout conduit. On entend une fois de plus le refrain séculaire : “ Fatalité de la guerre, plus forte que toute volonté ”, le vieux refrain des troupeaux, qui font de leur faiblesse un dieu et qui l’adorent. Les hommes ont inventé le destin afin de lui attribuer les désordres de l’univers qu’ils ont pour devoir de gouverner. Point de fatalité ! La fatalité, c’est ce que nous voulons. Et c’est aussi, plus souvent, ce que nous ne voulons pas assez (…) » Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, septembre 1914.

(3) Paradoxalement – c’est le seul point positif à ressortir de cette enquête – lorsque l’on demande aux jeunes de citer trois pays « amis » et trois pays « ennemis », c’est l’Allemagne qui arrive en tête des pays amis (53 %), montrant par là qu’une place est toujours possible entre les programmes officiels d’histoire où l’Allemagne n’apparaît qu’à travers les épisodes guerriers et la construction d’un imaginaire capable de les dépasser.


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