Interpréter n’importe quel fait divers comme fait de société ou plus précisément comme projet inavoué de société : la mort de Raphaël Graven, Jean Pormanove sur la plateforme Kick, n’aura pas échappé à la récupération politicienne. Jusqu’au sordide. Une recette où l’on retrouve immanquablement Gabriel Attal et sa rhétorique habituelle sur les jeunes.
Les faits : sur une plate-forme hébergée en Australie, le sadisme érigé en spectacle, des organisateurs qui ne sont plus de la première jeunesse, le voyeurisme de quelques milliers de followers anonymes et sans âge attesté. Des pouvoirs publics mis au courant depuis plusieurs mois mais sans réaction. Pas de réaction non plus des gendarmes qui se sont pourtant déplacés sur les lieux à deux reprises. Et pour finir, la mort en direct d’un homme de 46 ans.
A priori, sauf à en connaître davantage, on peut incriminer la nature humaine - au moins celle de certains humains – mise à mal par les réseaux sociaux, plus précisément par certains d’entre eux. Mais Attal lui, voit les choses à sa manière. La mort en direct de Jean Pormanove ne résulterait donc, du moins pas uniquement, ni du sadisme de quelques streamers, ni du voyeurisme des followers, ni des défaillances des pouvoirs publics, ni de la faible curiosité des gendarmes. Pour lui, elle est d’abord « la révélation brutale des réseaux sociaux sur notre jeunesse ». Combien de jeunes – qu’il qualifie avec tout le respect que leur doit un ancien ministre de l’Éducation nationale, de « toxicomanes de réseaux sociaux » (sic) – parmi les abonnés de la plate-forme incriminée (1) ? Il n’en sait rien, ce qui ne l’empêche pas d’avancer ses solutions, avec un aplomb qui ne craint pas le ridicule. Des solutions qui, nécessairement, passent par l’école, comme c’est le cas à chaque fois que les politiques (et plus généralement le monde des adultes) sont confrontés à un problème qui les dépasse ou qui les confronte à leurs contradictions.
Aussi sûr de lui que lorsque, comme ministre de l’Éducation nationale, il voulait instaurer un examen d’entrée en lycée ou faire évaluer « scientifiquement » les effets de l’uniforme scolaire, il demande aujourd’hui un test de « dépistage d’addiction aux écrans » (sic) pour les enfants de 11 ans à l’entrée au collège, test renouvelé au lycée, l’interdiction totale des réseaux sociaux jusqu’à 15 ans, un « couvre-feu numérique » (notons au passage la connotation militaire du dispositif) pour les 15-18 ans mais également « la limitation forte du temps d’accès aux réseaux sociaux pour les mineurs de plus de 15 ans et passage en noir et blanc des images après 30 minutes d’utilisation consécutives. Moins de couleurs, moins de dopamine, moins d’addictions » (sic). Autrement dit, les réseaux sociaux terrassés par le populisme éducatif avec les mêmes résultats que lorsque le populisme s'intéresse à l'école (cas assez fréquent...) Car, en dehors du fait que les réseaux sociaux demeurent un formidable outil de communication, même si l’on peut incriminer leur utilisation désordonnée, il est vain de croire qu’une interdiction totale chez les jeunes pourrait contribuer à former des citoyens et des utilisateurs réfléchis et critiques arrivés à l’âge adulte. Tout aussi vaine que la méfiance manifestée par l’école pour la télévision il y a 60 ans, pour l’ordinateur il y a 30 ans, pour le téléphone portable il y a 15 ans, pour les réseaux sociaux aujourd’hui, autant de technologies nées en dehors de l’école mais avec lesquelles doit faire l'école, sauf à la rêver comme une forteresse assiégée à l’écart du monde. Autrement dit, une impasse : parce que les élèves sont déjà, quel que soit leur âge, des habitants du monde et que par ailleurs, on ne les fait pas grandir en leur interdisant de découvrir et d’expérimenter.
Des jeunes rendus « addicts aux images qui se succèdent, aux discours chocs et aux actes toujours plus violents » ? La dénonciation d’Attal serait un peu plus crédible si, plutôt que de se focaliser sur les seuls réseaux sociaux indistinctement accusés de tous les maux, elle visait la dérive d’une certaine information télévisée qui, en matière de manipulation, peut difficilement passer pour un parangon de vertu. Dérive dont Attal et les politiques sont pourtant largement complices.
Du reste, le burlesque du catalogue présenté par Attal ne doit pas dissimuler la philosophie de son auteur, le même qui multiplie les initiatives (cf sa proposition de loi finalement retoquée par le Conseil constitutionnel) pour abaisser la majorité pénale à 16 ans : trop petits pour les réseaux sociaux mais assez grands pour la prison. Infantiliser et punir : ce fut effectivement la politique mise en œuvre - et avec quelle brutalité - par le même Attal qui, comme ministre – heureusement éphémère – de l’Éducation nationale manifestait déjà une fâcheuse tendance à confondre scolarité et enfermement, éducation et brutalisation, à l’image de l’effarant inventaire que j’évoquais dans une précédente note de blog :
« internat punitif, collège obligatoire de 8 heures à 18 heures, conseil de discipline à l’école primaire (donc dès l’âge de 3 ans…), attribution des diplômes sur des critères disciplinaires, mention infamante sur les dossiers Parcoursup, sanctions pour les parents d’élèves « perturbateurs », échec scolaire amalgamé à la délinquance (et donc à traiter comme telle), assimilation de la religion musulmane à l’islamisme (et conséquemment des jeunes musulmans à de potentiels terroristes), « expérimentation » de l’uniforme scolaire, discipline scolaire réduite à l’obéissance indiscutée (« à l’école, on ne conteste pas l’autorité ») : autant d’annonces certes irrationnelles, provocatrices, quelque part entre Ubu et Kafka, mais qui font sens dans un contexte politique gangrené par les fantasmes de l’extrême-droite, où domine, à part égale avec la phobie des migrants, une défiance quasi pathologique d’une jeunesse qu’il faut mettre au pas. » Incontestablement, avec la phobie des jeunes, Attal tient là un élément essentiel de son plan de carrière.
« Bâtissons une bulle de protection autour de notre jeunesse. C’est mon combat. » La conclusion d'Attal doit sonner bizarrement aux oreilles des anciens élèves de Bétharram et d’autres « bulles de protection »…
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