Le rapport parlementaire d’enquête sur Bétharram aura au moins eu le mérite de faire sortir de l’ombre la question encore trop souvent occultée de la violence éducative dans les établissements relevant de l’Education nationale. Mais ce rapport ne va pas jusqu’au bout de sa logique.
Si le rapport d’enquête sur Bétharram et la violence éducative (Spillebout -Vannier) a fait couler beaucoup d’encre, il n’est pas sûr que les commentateurs aient pris le temps de le lire attentivement ni dans son intégralité, se focalisant sur les critiques adressées à l’enseignement catholique sous contrat, certes bien réelles mais négligeant l’enquête et la réflexion de fond menées par les auteurs. Le rapport – honnête, bien argumenté et solidement documenté – examine dans un premier temps les mécanismes qui produisent la violence éducative, à Bétharram mais également dans des institutions qui y ont également été confrontées, avant de présenter un certain nombre de pistes susceptibles de faire bouger les choses. Cette seconde partie suscite davantage de réserves mais pouvait-il en être autrement ? Dans la note ci-dessous et sauf mentions contraires, les passages en italique sont tirés du rapport consultable en ligne.
Dépassant l’effarant – parfois cauchemardesque – tableau des « violences multiformes et systémiques » endurées par les élèves à Bétharram, le rapport cherche à comprendre comment elles ont pu perdurer sur une si longue période dans une totale impunité alors que, de la presse locale au ministre de l’Education nationale/parent d’élève, tout le monde était au courant. Au cœur de toutes les violences subies par les enfants : le silence, celui des victimes et celui des parents. « En effet, pour parler de violences que l’on a subies, deux conditions sont nécessaires : il faut en premier lieu savoir que l’on est victime de violences, et donc savoir ce qu’est une violence et que toute forme de violence est interdite par la loi ; en second lieu, il faut savoir ou, à tout le moins, croire que la parole sera écoutée et prise au sérieux. Dans le cas des enfants, cela implique donc de pouvoir parler en confiance à des adultes de leur environnement immédiat, parents ou personnels scolaires. » Des adultes de confiance que les élèves n’ont trouvés ni dans l’établissement ni, pour beaucoup d’entre eux, au sein même de leur propre famille, cas assez classique de déni entretenu par des parents pour qui reconnaître pour réelle la souffrance infligée à leur propre enfant équivaudrait à se déjuger eux-mêmes et à remettre en question leurs choix éducatifs. « L’explication à cet apparent paradoxe se trouve probablement dans le simple fait que dans cet établissement bien plus qu’ailleurs, la violence était – pour partie au moins – institutionnalisée et constituait pour ainsi dire l’un des « produits d’appel » de l’institution. Se retrouvaient donc à Notre-Dame de Bétharram essentiellement des élèves dont les parents disposaient d’autres options de scolarisation, plus conformes aux usages du reste de la société, plus proches de leur domicile et moins onéreuses voire gratuites s’agissant des établissements publics de secteur, mais qui souhaitaient, par choix, voir appliquer à leurs enfants de telles méthodes éducatives. »
Cette mise en cause de certains principes éducatifs (souvent défendus comme « bonnes vieilles méthodes ») apparaît très justement comme la pierre d’achoppement qui, aujourd’hui encore, vient trop souvent bloquer toute réflexion sur le rapport entre violence éducative et choix éducatifs, rapport auquel les auteurs consacrent quelques lignes très fortes qu’on n’est pas habitué à lire dans un document d’origine parlementaire et qui, à ce titre méritent d’être citées : « la violence éducative ordinaire institutionnalisée a constitué non seulement le terreau, mais aussi le meilleur paravent possible au déchaînement de violences déjà décrit. Dans ce contexte, on ne saurait être surpris du silence de nombreux élèves victimes de violences physiques, ceux-ci n’ayant pas jugé utile de se confier à leurs parents quant aux traitements subis : pour beaucoup d’entre eux, c’était précisément pour se voir appliquer ces méthodes qu’ils pensaient être là. Il est en effet essentiel de souligner combien la frontière entre violences dites « éducatives », perçues comme ordinaires, et violences inacceptables est artificielle, poreuse et impossible à déterminer, a fortiori pour l’enfant qui les subit. » Cette analyse conduit les rapporteurs à porter un regard particulièrement critique sur le mythe de la « réputation » d’un établissement… qui fait des ravages bien au-delà de Bétharram : « Cette réputation, donnant des fonctions de ces adultes maltraitants l’image d’un quasi-sacerdoce, servait de blanc-seing aux comportements des adultes au nom de leurs prétendues qualités pédagogiques, en même temps qu’elle alimentait un rabaissement permanent voire une criminalisation des enfants. »
Si le contexte local et sa « communauté de notables au soutien indéfectible » ne sont pas épargnés par la critique, les pouvoirs publics « terriblement défaillants » sont eux aussi mis en accusation. Depuis la « chaîne judiciaire agissant en silos et pour partie sensible aux influences » jusqu’aux services de l’Education nationale, « complaisants ou défaillants, […] c’est ainsi l’ensemble de la chaîne des pouvoirs publics jusqu’au plus haut niveau qui, par ses défaillances voire ses complicités, a laissé les violences de Bétharram se perpétuer, et empêché une quelconque réparation judiciaire pour la plupart des victimes, le temps et donc les délais de prescription étant passés pour l’essentiel des faits. »
Tous ces éléments, bien connus et incontestables, n’expliqueraient pas à eux seuls Bétharram s’ils n’étaient entretenus par la coupable complaisance d’une large partie de la société française pour des violences considérées comme inhérentes à l’éducation et à ce titre légitimes, une complaisance qui retardera jusqu’en 2019 l’adoption d’une loi interdisant formellement les violences dites éducatives, la France n’étant que le 56e pays du monde à le faire. « Dans les faits, il apparaît bien en effet que les violences dites « éducatives », pour autant qu’elles respectaient une certaine mesure, étaient très largement admises par de vastes pans de la société durant la plus grande partie du XXe siècle […] dans une société qui banalisait les violences physiques et psychologiques prétendument « légères » faites aux enfants, qui refusait de voir ou même de nommer les violences sexuelles, encore moins d’en évaluer les conséquences, s’empressait de les minimiser quand elles étaient sous ses yeux, et où par conséquent ces sujets n’étaient jamais abordés avec les enfants, il apparaît donc bien que les pédocriminels ne prenaient en réalité, que très peu de risques. » Évoquant l’affaire Bétharram (entretien au Monde, 8 mars 2025), la spécialiste des droits de l’enfant Marion Cuerq estimait ainsi que « des parents ont choisi de placer leurs enfants à Bétharram parce qu’ils savaient que la discipline y était dure et que leurs enfants y seraient "tenus" » et que « beaucoup demeurent persuadés que la culture de la punition est une garantie de la réussite de l’enfant, sans avoir bien conscience qu’elle est un terreau propice aux maltraitances. Les silences autour de Bétharram en disent long sur le problème de la France à l’égard des droits de l’enfant. » Un problème qui n’est manifestement pas derrière nous, à en juger par l’affligeante déposition devant la commission (14 mai 2025) d’un parent d’élève de Bétharram, ancien ministre de l’Education nationale, aujourd’hui Premier ministre pour qui la gifle donnée à un enfant « n’est pas de la violence »… . C’est donc à juste titre que le rapport peut conclure : « Les violences faites aux enfants restent massivement présentes dans la société française. Les données qui viennent traduire cet état de fait nécessitent d’être rappelées, afin que chacun puisse se faire – une fois de plus ? – une idée de l’ampleur du phénomène que l’on refuse de voir. »
Une analyse rigoureuse, un constat accablant, dépassant largement le cas particulier de Bétharram et même de l’enseignement privé (auquel, soit dit en passant, bien des commentateurs se sont limités) [1] : regroupées en 5 axes, les 50 recommandations formulées tout au long du rapport sont comme autant de pistes à suivre pour tenter de mettre fin à un phénomène dont on a sans doute cru un peu vite qu’il était d’un autre âge. « 1 - Reconnaître les victimes et la responsabilité de l’état. 2 - Protéger les élèves, prévenir les violences. 3 - Soutenir les élèves et créer une culture du signalement. 4 - Lever le tabou sur le contrôle des établissements privés. 5 - Refonder les inspections pour garantir la protection des élèves. »
Mais si ces mesures sont nécessaires, sont-elles toutefois suffisantes ? De fait, ces préconisations, pour légitimes qu’elles soient, semblent ne recouper qu’imparfaitement certaines constatations que le rapport met pourtant en avant avec insistance et c’est sans doute là que se trouve la limite de ce rapport, par ailleurs très fécond. Si, comme il est plusieurs fois souligné, la violence éducative ne peut être uniquement imputée à la responsabilité d’un petit nombre d’acteurs – néanmoins coupables – et peut être qualifiée de « systémique », d’« institutionnalisée », on peut alors penser que la réponse ne viendra pas seulement d’un simple contrôle accru d’une administration elle-même « défaillante », même accompagné d’une prise de conscience renforcée de la société, des personnels, des enfants. Si la violence est « systémique », c’est bien le système qui l’autorise qu’il faut remettre en question. Si les violences dites « éducatives » mènent aux pires sévices, n’est-ce pas une certaine conception de l’éducation qu’il faut interroger, ce que, d’ailleurs, le rapport ne manque pas de faire, notamment lorsqu’il dénonce la culture de la « réputation » propre à un certain type d’enseignement ou « l’image d’un quasi-sacerdoce » qui entoure des « adultes maltraitants. » Il n’est pas du tout certain que l’Éducation nationale, formatée par toute une tradition d’obéissance à la hiérarchie et qui, par principe ou par habitude, se méfie des individualités et peine à accepter la parole de l’élève, soit disposée à tirer les conséquences du déballage au grand jour d’abus et de violences qui, par bien des côtés, sont inhérents au système scolaire français. « A l’école française, on ne conteste pas l’autorité » : ce principe, énoncé sans complexe (et sans beaucoup de réactions dans les établissements…) par le ministre en charge de l’Éducation (G. Attal, avril 2024), parce qu’il assimile l’adulte à l’autorité, n’est-il pas précisément, par l’obéissance indiscutée qu’il exige, de nature très voisine à celui qui guidait les bons pères de Bétharram ? Six mois après que le scandale Bétharram ait commencé à défrayer la chronique, Il est tristement significatif que la seule annonce d’envergure faite par l’Éducation nationale, certes fortement aiguillonné par le ministre de l’Intérieur, ait porté sur… la fouille des sacs des élèves par policiers et gendarmes postés aux abords des établissements. Se rend-on compte de la portée d’une mesure qui donne à chaque élève le visage d’une menace potentielle et de la violence symbolique qu’elle leur fait subir ? [2]
Dans le contexte actuel de populisme éducatif, où la violence éducative s’exprime décomplexée à travers les projets politiques de la droite et de l’extrême-droite, les doutes sont très forts sur les suites à attendre d’un rapport qui a au moins le mérite d’exister et qui exprime une sensibilité qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer chez les politiques. Raison pour laquelle je termine cette note en citant deux députés qui se sont exprimés le 25 juin 2025 lors de la présentation du rapport en commission. Si leur parole pouvait se retrouver dans un autre projet politique, ce serait encore mieux.
Mme Marie Mesmeur (LFI-NFP). « Pourquoi en sommes-nous là ? À cause de la banalisation des violences, de l’inversion de la culpabilité, de la silenciation et de l’inaction, c’est-à-dire d’un processus qui a été mis en lumière tout le long de la commission d’enquête : l’omerta. On demande souvent pourquoi les enfants ne parlent pas. Pour moi, en tant qu’éducatrice spécialisée et en tant que députée, la vraie question est celle des adultes – adultes en famille, adultes en fonction, adultes figures d’autorité publique : pourquoi les adultes ne protègent-ils pas ? L’école est le second lieu de socialisation des enfants, leur premier lieu collectif. Or les enfants sont considérés comme des sous-citoyens dont la parole a moins de légitimité. Ils ont face à eux des adultes de pouvoir qui veulent protéger l’image d’une institution ou d’un groupe social. À Bétharram, c’était saillant. Pour certains enfants, c’était un camp de redressement, pour d’autres, c’était une école élitiste. »
Arnaud Bonnet (EcoS) « Désormais, nous devons œuvrer à abattre ce système qui favorise et protège les violences sur les enfants au sein même des institutions scolaires. Notre pays fait honte en matière de protection des enfants. On ne compte plus les condamnations de la France par les cours internationales ni les alertes des associations. La Défenseure des droits le rappelait lors de son audition : « La gravité de la situation n’est ni mesurée ni prise en compte par les plus hautes sphères de l’État. » On pourrait croire que la lutte contre la violence envers les enfants en milieu scolaire fait l’unanimité parmi nous. Malheureusement, certains défendent encore un modèle qui prône la violence comme outil éducatif. Ils n’ont pas hésité à soutenir le premier ministre lorsqu’il a présenté Bétharram comme un établissement strict et qualifié le fait de frapper un enfant de geste de “ père de famille ” ».
[1] Gilles Parent, représentant du collectif de victimes auditionné par la commission : « Nous parlons ici des établissements privés catholiques mais, pour moi, les premières violences ont commencé dans une école primaire publique, et pas une école d’un petit village du fond du Pays basque : à Anglet, dans une grande ville ».
[2] Je cite une de mes propres notes de blog : « Si Bétharram n’est certes pas l’antichambre du nazisme, si les rapprochements anachroniques desservent l’intelligence d’un phénomène que l’on veut combattre – ici, la violence éducative – il n’en est pas moins indéniable qu’aujourd’hui encore, et tout spécialement en France, l’obéissance est au cœur du projet éducatif de la droite et de l’extrême-droite – et trop souvent de l’Éducation nationale – avec ses déclinaisons obligées : soumission, sanction, coercition, brutalisation… »
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