« …française d’origine juive, je ne ressens en moi aucune affectivité irrationnelle ni indulgence confinant à la cécité à l’égard d’Israël. J’exige le droit de me réclamer d’une origine juive et de voir en Israël un état parmi les autres… »
Ce n’est sans doute pas un hasard si Suzanne Citron (1922-2018) réserve les dernières lignes de son autobiographie à la question israélo-palestinienne. Historienne, enseignante, elle consacre l’essentiel de ses recherches et de son énergie à interroger les identités collectives, tout spécialement dans leur transmission officielle par le biais de programmes scolaires qui, de générations en générations, figent le passé dans un récit national artificiel, d’origine étatique, construit autour de quelques figures arbitrairement choisies auxquelles les élèves, futurs citoyens, sont censés s’identifier (1). Elle-même originaire d’une famille « française israélite », les assignations identitaires ne peuvent la laisser indifférente. Internée à Drancy en juillet 1944, sauvée de la déportation par la Libération, son histoire ne la conduit pas à s’aveugler sur le sionisme ni sur l’état israélien. Les lignes qui suivent, écrites en 2002, prennent une force toute particulière dans le contexte actuel qui voit Israël se livrer à la destruction systématique de son petit voisin et, en France tout spécialement, la critique d’une violence guerrière sans retenue assimilée à l’antisémitisme.
« Aujourd’hui, je reconnais toujours le droit imprescriptible d’Israël à l’existence sur les bases du partage de 1947, mais face à l’interminable et meurtrière confrontation israélo-palestinienne, enjambant les décennies de l’histoire complexe et contradictoirement interprétée du rêve brisé d’une juste paix, j’éprouve, face aux méthodes intolérables de Sharon, le besoin nouveau d’affirmer que, française d’origine juive, je ne ressens en moi aucune affectivité irrationnelle ni indulgence confinant à la cécité à l’égard d’Israël. J’exige le droit de me réclamer d’une origine juive et de voir en Israël UN ETAT PARMI LES AUTRES [en majuscules dans le texte], encore que non laïque du fait des privilèges des religieux et des droits potentiels à la citoyenneté israélienne de tout étranger né de père juive. Mon imaginaire juif a pour ressort une mémoire qui me confère l’obligation éthique de dénoncer les actions insoutenables contre les Palestiniens. J’ai expliqué comment, pendant la guerre d’Algérie, j’ai eu honte de la France, mon pays. Aujourd’hui, moi qui avais applaudi aux grandes manifestations d’Israéliens après les massacres de Sabra et de Chatila, j’ai honte pour Israël, qui n’est pas mon pays mais dont j’avais peut-être espéré qu’il ne serait peut-être pas tout à fait comme les autres. Je n’absous ni les états arabes ni les dirigeants palestiniens de fautes et d’erreurs dans l’engrenage catastrophique, je condamne la folie meurtrière et l’inutile horreur des attentats suicides, mais les malheurs des Palestiniens m’accablent et je m’élève contre les exactions de Tsahal, les colonies, les check points, les autoroutes de contournement, les dévastations de maisons et de camps au bulldozer. Aux côtés d’Israéliennes et d’Israéliens dont j’admire le courage, je réclame le droit de critique et je refuse absolument d’être taxée d’« antisémitisme » ou de « judéophobie ». La coexistence de deux états entre Méditerranée et Jordanie, dont l’un, le palestinien, à créer de façon juste et viable, est un objectif irrécusable. Les dérives anti-arabes et antijuives sont plus ou moins liées à la négation ou à la méconnaissance, par les uns ou par les autres, de ce double droit. »
Reconnaître et vivre son héritage juif sans allégeance à Israël : avec le recul des années, les interrogations de Suzanne Citron sur « certains responsables communautaires » paraissent singulièrement prémonitoires…
« Je me pose aussi la question de la pérennité d’un judaïsme européen plus que millénaire, dont la créativité intellectuelle et l’originalité ont toujours résulté de l’osmose, de l’interpénétration entre l’ascendance juive et la culture environnante, chrétienne, musulmane et séculière. Maïmonide, Spinoza, Moïse Mendelssohn, Heine, Marx, Einstein, Freud, Kafka, Marc Bloch, Halbwachs, Levinas, Habermas, ces filiations mystérieuses seront-elles rompues, en France tout au moins, par certains responsables “ communautaires ” ou telle radio de la fréquence juive, qui, pour reprendre une expression citée par Elie Barnavi, confèrent à Israël “ une dimension ontologique ” ? »
Suzanne CITRON, Mes lignes de démarcation, Croyances, utopies, engagements, Editions Syllepse, 2003.
(1) Suzanne CITRON, Le mythe national, L’histoire de France revisitée, Les Editions de l’Atelier, Editions ouvrières, 2017. Dès sa première édition (1987), ce livre fondamental aura durablement marqué ses lecteurs. De cette décennie, on peut prolonger avec Enseigner l’histoire aujourd’hui, La mémoire perdue et retrouvée, Les Editions ouvrières, 1984. L’école bloquée, Bordas, 1971, posait les premiers jalons d’un regard critique sur le système éducatif français, qu’on retrouve jusqu’à cet ouvrage posthume, fruit d’une réflexion foisonnante, Légataires sans héritage, Pensées pour un autre monde, Les Éditions de l’Atelier, 2024.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire