jeudi 1 mai 2025

Militarisée et patriotique : l'éducation morale et civique rêvée par les députés

 

Afin de promouvoir « l’esprit de défense » chez les jeunes, la commission de la défense de l’Assemblée nationale, dans un rapport corédigé par l’extrême droite, suggère de remplacer l’actuelle éducation morale et civique par une éducation résolument militaire et patriotique.

S’avisant que « l’esprit de défense et la volonté de défense ne vont pas de soi », tout spécialement chez les jeunes, la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale s’est chargée d’une mission d’information – « sensibilisation de la jeunesse à l’esprit de défense » – dont le compte-rendu, confié à deux parlementaires d’extrême-droite (Frédéric Boccaletti, RN) ou apparentée (Alexandra Martin, Droite républicaine, connue par ailleurs pour ses conceptions particulièrement répressives en matière de justice des mineurs), ambitionne d’inspirer l’éducation morale et civique (EMC) des élèves, tout spécialement en collège.

Pour justifier une autre approche de l’EMC, l’analyse commence par une vision apocalyptique du monde et de l’école. Si, pour faire bonne figure, les rapporteurs ne peuvent passer sous silence « la menace russe, la remise en cause de l’ordre international » ou encore le changement climatique, on n’est pas surpris de voir érigé en préoccupation majeure « le terrorisme islamiste qui reste pour notre pays la première menace intérieure et extérieure. » Car c’est bien autour de la « menace intérieure » que s’organise ce rapport étayé par toutes les obsessions de l’extrême-droite : « cette dégradation de notre environnement stratégique intervient à un moment où notre cohésion nationale est fragilisée, fissurée par le primat de l’individu, par certains qui préfèrent respecter la loi de leur clan plutôt que celui de la France […], la difficulté de renouer un dialogue avec des individus radicalisés sur leurs positions et encouragés aussi à l’être par des réseaux sociaux souvent hors de contrôle. » Tout est dit. Dans cette même logique, le rapport – il faut bien justifier son financement par le budget des armées – se laisse aller à un rapprochement hasardeux entre l’école, les attentats et les opérations militaires françaises un peu partout en Afrique : « l’école s’est malheureusement retrouvée en première ligne, frappée en son cœur par les mêmes ennemis qui tuent  nos soldats à l’étranger ou commettent des attentats aveugles sur notre territoire, c’est-à-dire les islamistes », autant de symptômes du « délitement de la cohésion nationale »…

Classique de la rhétorique identitaire, l’islamiste comme figure privilégiée de l’ennemi intérieur s’accompagne d’une lecture quasiment biologisante des difficultés de recrutement des armées « aggravé par la diminution régulière de la natalité de notre pays. » Et d’exposer l’air de ne pas y toucher que « le déclin démographique et la baisse des performances académiques et physiques en France et plus généralement en Occident font donc peser une hypothèque majeure sur le recrutement et donc sur la capacité des armées à accomplir leurs missions… » La « cohésion nationale » fragilisée par la « baisse des performances académiques et physiques » : à mots à peine couverts, c’est donc un rapport officiel de l’Assemblée nationale qui relaye sans distanciation (sans relecture ?) les poncifs à tendance racialiste sur le déclin de l’Occident éternellement menacé par le mélange des peuples, par les invasions autrefois, par les migrations aujourd’hui. On pressent que pour les rédacteurs de ce rapport, le sang impur qui abreuve les sillons n’est pas qu’une formule de style…

Face à ce constat et forts de leurs convictions régénératrices, les parlementaires s’attaquent donc de front à leur projet de « sensibiliser la jeunesse à l’esprit de défense ». Nullement convaincus par le SNU dont « l’échec ne fait maintenant plus aucun doute » (une prise de conscience quand même bien tardive…), réalistes sur « le rétablissement du service militaire d’antan [qui] n’est ni possible ni souhaitable », les rapporteurs font de l’école l’objet de toute leur attention et de leurs fantasmes : « la volonté de diffuser le plus largement possible l’esprit de défense n’est réalisable que par l’intermédiaire de l’école, puisque celle-ci s’inscrit dans la durée. » Dans cette optique, on ne peut faire confiance ni aux programmes d’EMC ni aux enseignant.es chargé.es de leur mise en œuvre : « les professeurs font en pratique ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent et n’accordent pas, sauf exception, la priorité aux questions de défense et de sécurité… » mais surtout les cours d’EMC « constituent de véritables fourre-tout », brassant quantité d’objets sans rapport de dignité avec les hautes préoccupations des auteurs du rapport et les nécessités suprêmes de la nation (« égalité entre hommes et femmes, lutte contre les discriminations, institutions et état de droit, risques environnementaux »), thématiques « évidemment légitimes » mais jugées non prioritaires.

Et d’annoncer fièrement la couleur : dans le but de renforcer l’esprit de défense et de favoriser le recrutement des armées, les dispositifs à destination des élèves doivent obligatoirement comporter « plus de militarité ». Objectif qui aurait sa traduction règlementaire dans l’instauration dès le collège d’un  cours « à part entière […] appelé culture citoyenne et défense […] recentrés sur des questions liées à l’apprentissage de la citoyenneté, à la sécurité et à la défense nationale. » Ce cours gratifié d’une heure hebdomadaire pourrait avantageusement se décliner sous la forme de moments mensuels pendant lesquels « il serait possible d’aller hors les murs, sur des monuments patriotiques et historiques, ainsi que de faire venir des soldats, des gendarmes […] » Cet enseignement ferait l’objet d’une épreuve au DNB et se conclurait par « la remise des diplômes qui pourrait s’accompagner d’une levée de drapeau et d’une Marseillaise. » Illustration, s’il en fallait une, que le patriotisme fait perdre la tête, ce que Stefan Zweig traduisait par cet aphorisme : « quand les drapeaux sont déployés, toute l’intelligence est dans la trompette ».

Poursuivant dans cette voie, le rapport demande la création de sections d’excellence « défense et sécurité nationale » au lycée et réfléchit à l’instauration d’un recensement annuel qui pourrait se poursuivre chaque année de 18 jusqu’à 30 ans… Enfin, arrivés à leur majorité, les jeunes se verraient proposer ou imposer (les rapporteurs semblent hésiter…) un service obligatoire ou volontaire (!), militaire ou « à défaut » (sic) civil, d’une durée de 30 à 60 jours.

D’une imagination décidément sans limites, le rapport  envisage « d’associer directement les établissements scolaires » aux cérémonies commémoratives qui pourraient se tenir dans leurs enceintes, avec l’objectif final de « faire vibrer [dans les élèves] une fibre nationale […] de faire d’eux un même peuple. »

Exit donc les questions aussi futiles que l’égalité hommes-femmes, la lutte contre les discriminations ou les risques environnementaux. Place à une éducation militarisée qu’un membre de la commission (C. Blanchet, Les Démocrates) suggère de dénommer « éducation patriotique »…Car le patriotisme est bien au cœur des obsessions éducatives de ces députés, comme le résume cet autre parlementaire d’extrême-droite (Alexandre Defosset, RN) par une formule qui est plus qu’un programme : « Nous voulons donc une jeunesse française, éduquée, préparée, fière de son uniforme quand elle le porte, respectueuse quand elle le croise… »

Une éducation morale et civique réduite à une dimension militarisée et patriotique ; une éducation morale et civique qui évacue toute réflexion sur l’état de droit, sur les discriminations ; une éducation morale et civique qui érige la nation en modèle unique de solidarité, qui confond commémorations militaires et enseignement de l’histoire ; une éducation morale et civique qui, sous la dénomination fumeuse de « défense globale », tend à légitimer toute guerre et toute intervention militaire ; une éducation morale et civique comme fabrique d’un ennemi, le plus souvent imaginaire, surtout  lorsqu’il est qualifié d’ « ennemi intérieur » ; une éducation morale et civique comme leçon de morale. Certes, un compte-rendu de mission parlementaire n’a pas le statut de programme officiel de l’Education nationale, certes, la mission a principalement auditionné quelques militaires et des responsables du SNU (… ainsi qu’un représentant de la Dgesco) mais il n’empêche que son existence même s’inscrit dans un contexte éducatif qui rend possible et crédible ce qui, il y a encore quelques années, aurait passé pour une élucubration.

De fait, ce rêve fou d’une éducation militarisée et patriotique résolument assumée prend place dans une chronologie déjà ancienne dont il faut bien reconnaître qu’elle doit moins à l’institution militaire qu’à une Éducation décidément trop nationale, incapable de se fixer un objectif moral et civique débarrassé des poncifs identitaires. Petits rappels : l’éducation à la défense, née en 1982 d’un premier protocole Armée-Ecole (Hernu-Savary), intégrée au programme officiel d’EMC et faisant très régulièrement l’objet d’une épreuve au DNB ; cette forme d’endoctrinement, oublieux de la plus élémentaire liberté de conscience, n’a quasiment jamais suscité d’opposition de la part des personnels. De même pour le SNU dont l’Éducation nationale est jusqu’à nos jours le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage ; sans contestation interne majeure. Ou encore l’imprégnation patriotique de plus en plus pesante symbolisée par la présence du drapeau en façade des établissements, puis à l’intérieur des salles de classe avec l’affichage de la Marseillaise, un hymne comme un rituel, notamment à l’école primaire, qu’on se refuse à interroger. Que les enseignant.es d’une école publique de Denain aient choisi en septembre 2024, de faire rentrer les  élèves en uniforme en chantant la Marseillaise, est-ce un cas isolé ou le signe de quelque chose de plus profond, d’un repli de l’école sur des rituels faussement rassurants, en réalité malsains ? Il faudrait également invoquer cette pression, pas anodine, exercée sur les établissements pour la participation aux cérémonies patriotiques, aboutissant à une regrettable confusion entre mémoire et enseignement de l’histoire.

Ce rapport parlementaire sur la sensibilisation des jeunes à l’esprit de défense, malgré ses extravagances, ne vient donc pas de nulle part. Parce qu’il développe une conception de l’éducation, de la morale et du civisme qui fait le pont entre l’extrême-droite et toute une partie de la société, il est comme le signal d’une menace lourde de conséquences sur l’école.

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