Les dénégations ne changent rien à la chose : les violences subies à Bétharram par des générations d’élèves n’auraient pu perdurer sans le silence et l’aveuglement – d’une certaine façon sans la connivence – d’une Éducation nationale qui avait le devoir de les sanctionner. Il faut croire que les priorités de l’Éducation nationale sont ailleurs…
Les dénégations ne changent rien à la chose : connues depuis 30 ans, les violences subies à Bétharram par des générations d’élèves n’auraient pu perdurer sans le silence et l’aveuglement – d’une certaine façon sans la connivence – des institutions éducatives qui avaient le devoir d’y mettre fin et de les sanctionner. Ce qu’elles n’ont jamais fait. Si la responsabilité de l’Enseignement privé est lourdement engagée, celle de l’Education nationale dont les obligations relatives aux établissements sous contrat sont pourtant clairement définies, ne l’est pas moins. Elle l’est même d’autant moins qu’elle dispose d’un pouvoir de contrôle et de surveillance confié à des instances dédiées pour lesquelles les principes éducatifs pathologiques de Bétharram et de quelques autres n’étaient manifestement pas une préoccupation. Des années 90 jusqu’à aujourd’hui, du ministre de l’Éducation nationale/parent d’élève Bayrou jusqu’à E. Borne, en passant par quasiment tous les titulaires du poste, l’Éducation nationale regardait ailleurs.
En matière de contrôle, l’Éducation nationale fait pourtant preuve d’une imagination sans limites. Mais que contrôle-t-elle au juste ?
Ainsi, dans chaque rectorat (1), des équipes « valeurs de la république » sont censées apporter « un soutien concret aux écoles et établissements, notamment en situation de crise. » Elles doivent pouvoir « se déplacer rapidement sur site pour soutenir les personnels et proposer des réponses pédagogiques, réglementaires, disciplinaires en fonction des situations rencontrées. » Depuis 2021, existe dans chaque académie un « carré régalien » dont les « quatre angles » (on admire l’esprit d’invention de l’administration) sont respectivement : « valeurs de la République, radicalisation, violences, harcèlement » ; étant précisé que « l’institution apporte une réponse rapide à toute amorce de conflit grâce à un suivi plus fin des faits établissements/écoles. »
Soutien concret… situation de crise… réponse rapide ? Mais comment dans ces conditions, Bétharram et d’autres établissements, y compris publics, convaincus de faits délictuels ont-ils pu passer pendant des décennies au travers des mailles d’un filet censément si protecteur ? Comment expliquer que l’administration convoquée par la commission d’enquête parlementaire ait été incapable de fournir la moindre information sérieuse sur les violences perpétrées derrière leurs murs ? La réponse est simple : à partir du moment où le « contrôle » de l’établissement se confond dans la plupart des cas avec la surveillance des élèves, le « soutien » apporté à l’établissement est exclusivement réservé au personnel, dans le cas, d’ailleurs rare, de conflit avec un élève ou avec sa famille. Nulle part, dans cette surabondante règlementation administrative, n’est intégré le fait que les élèves puissent être violentés par les personnels et qu’ils puissent eux aussi avoir besoin d’un « soutien ». Soutien qui, à Bétharram et dans les cas identiques, pourtant connus, identifiés, ne viendra jamais.
D’une certaine façon, et même en tenant compte de la spécificité du « caractère propre » reconnu aux établissements privés, cet aveuglement peut être mis en parallèle avec la prolifération des normes et l’obsession maladive dont font l’objet toutes les lubies ministérielles lorsqu’il s’agit, par exemple, de promouvoir les « valeurs de la république » : une profusion de structures, de textes, tout un système kafkaïen de surveillance exerçant un contrôle continu sur le quotidien des élèves par l’intermédiaire d’un dispositif pyramidal (dans le cas de la laïcité : comité des sages de la laïcité, équipe nationale laïcité et faits religieux, équipes académiques laïcité et faits religieux), qualifié d’« opérationnel », dispositif auquel rien n’est censé échapper, produisant chaque jour son lot de statistiques relatives à la longueur des robes de certaines élèves, au foulard, à la contestation des cours ou aux sourires en coin pendant des minutes de silence, statistiques remontant jusqu’au bureau du ministre.
Quel rapport, demandera-t-on, avec Bétharram ? Quel rapport entre le contrôle tatillon et quasi totalitaire exercé par l’administration sur le comportement des élèves et l’indifférence coupable manifestée par la même administration pour le calvaire subi pendant des générations par des élèves dont elle doit moralement et légalement assurer la protection ? De fait, alors que l’Éducation nationale prétend inculquer aux élèves (du public comme du privé sous contrat) des principes éducatifs fondés sur le respect de l’autre et sur le refus de la violence, elle cautionne par sa négligence les pires violences d’un ordre scolaire qu’elle se refuse à interroger. L’Éducation nationale peut bien se gargariser des « valeurs de la république », fulminer contre les incivilités et les foulards, considérées comme autant d’atteintes à la dite république, elle est bien incapable d’expliquer comment et pourquoi ces valeurs se sont accommodées pendant si longtemps de la maltraitance institutionnalisée d’établissements placés sous sa responsabilité.
La contradiction n’est qu’apparente. Fondée sur une conception de l’autorité qui considère l’obéissance une comme vertu cardinale (2), sur des relations verticales qui ne connaissent que des supérieurs et des inférieurs, des supérieurs et des subordonnés, la discipline scolaire porte en son cœur les germes qui rendent possibles toutes les dérives. Tous les règlements d’établissements, au bas desquels élèves et parents sont contraints d’apposer leur signature, se présentent en réalité comme une liste d’obligations à sens unique négligeant le fait que toute éducation est le fait d’interactions nécessairement contraignantes pour les deux parties, élèves et éducateurs. Dans un pays où les droits de l’enfant ont toujours peiné à être pris au sérieux, les droits de l’élève sont inexistants. En rajoutant à la liste des « fondamentaux » (lire, écrire, compter), l’obligation de « respecter autrui », Blanquer aurait peut-être été plus crédible en faisant de ce principe une nécessité réciproque. Or non seulement le respect pour les élèves n’a jamais fait partie du cahier des charges des personnels, sans doute considéré comme allant de soi, mais il est incontestable que le contexte de populisme éducatif de ces dernières décennies s’est traduit par la banalisation, voire par une exacerbation du discours punitif sur l’école, aboutissant à faire de toute perturbation de l’ordre scolaire la marque d’un « ensauvagement » des jeunes, premier pas vers une forme de délinquance qu’il faut traiter comme telle : par la punition et par un surcroît de pouvoir et d’autorité auquel il faut peu de temps pour aboutir à l’abus d’autorité, par un mécanisme inhérent à la nature de l’école, documenté notamment par le rapport Sauvé (3).
En suivant cette analyse, on voit bien que Bétharram n’est pas un accident, que le « scandale Bétharram » est d’abord la manifestation, certes virulente, peut-être aggravée par un contexte local et/ou clérical spécifique, d’un ordre scolaire trop sûr de lui-même pour prendre conscience de ses travers et remettre en question ses fondements.
On s’avance peut-être un peu vite à voir dans le scandale Bétharram comme le point de départ d’un #Me too de l’école, d’une prise de conscience dénonçant la violence éducative ordinaire. Outre que profiter de l’occasion pour instruire le procès de l’Enseignement privé est singulièrement réducteur eu égard à la nature du sujet, il n’est pas du tout certain que l’Éducation nationale ou même une majorité de l’opinion publique soient disposées à tirer toutes les conséquences du déballage au grand jour d’abus et de violences qui, par bien des côtés, sont inhérents au système scolaire français : une école coupée du monde, qui, par principe ou par habitude, peine à accepter la parole de l’élève, se méfie des individualités et pour qui l’empathie passe d’abord par des « leçons d’empathie » délivrées ex cathedra deux ou trois fois dans l’année. De façon tristement significative, depuis bientôt trois mois que Bétharram défraye la chronique, la seule annonce structurelle entendue dans la bouche de la ministre de l’Education nationale a porté sur… la fouille des sacs des élèves par policiers et gendarmes postés aux abords des établissements. Provocation ou inconscience s’inscrivant dans une logique qui occulte le thème de la violence de l’école derrière celui, sans doute électoralement plus gratifiant, de la violence à l’école.
Mais c'est précisément avec cette logique, qu'une administration et ses ministres successifs qui se vantent de ne "rien laisser passer" lorsque des élèves sont mis en accusation, auront, à Bétharram, beaucoup laissé passer. Jusqu'à prescription. Question de priorité, sans doute...
(1) Références des prescriptions officielles citées dans cette note :
https://www.education.gouv.fr/les-valeurs-de-la-republique-l-ecole-1109
https://eduscol.education.fr/1615/laicite
(2) Obéissance d’ailleurs absolue dans la définition ahurissante donnée par l’ancien ministre de l’Éducation et Premier ministre Attal (avril 2024) « à l’école française, on ne conteste pas l’autorité… », définition qui, à ma connaissance, a suscité peu de réactions. Effectivement, à Bétharram, on ne conteste pas l’autorité.
(3) « Le statut d’enseignant, de "préfet de division", surveillant ou directeur, renforce dans ce type d’abus le pouvoir de l’agresseur et limite fortement les possibilités de résistance des agressés. Les abus scolaires s’inscrivent en effet dans un continuum de violences pédagogiques qui a pu caractériser la forme scolaire de socialisation (…). »
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