samedi 10 mai 2025

Commémorer le 8 mai...malgré Gaza ?

 

Cette année plus que les précédentes, les vertus supposées de la commémoration du 8 mai volent en éclat devant la contradiction entre son objet affiché ("plus jamais ça") et l’extermination de la population de Gaza par son voisin. Une illusion morale et civique entretenue, tout spécialement à l'école, par un "devoir de mémoire" toujours moins crédible.

Ce 8 mai n’échappe pas à la règle : comme chaque année, les enfants des écoles et leurs enseignant.es sont mis.es à contribution dans le cadre des cérémonies censées commémorer la capitulation allemande de 1945. La réquisition plus ou moins volontaire des élèves n’est pas nouvelle, s’inscrivant dans une démarche très officielle, très artificielle, de politique de mémoire où les préoccupations à visée civique et morale prennent souvent le pas sur la réalité historique. Quel civisme, quelle morale, quelle histoire ? Cette année plus que les précédentes, les vertus supposées de la commémoration volent en éclat devant la contradiction entre son objet affiché et l’extermination de la population de Gaza par son voisin. Silence des opinions publiques et du gouvernement, réprobation à peine audible chez quelques-uns, approbation éhontée dans certains milieux : à de rares exceptions près, l’indifférence tourne ici à la complicité. 

Cynisme et/ou inconscience : prétendre commémorer la fin d’un des plus tragiques épisodes de l’histoire quand une autre tragédie – qui n’en est certes pas la réplique exacte mais qui en retrouve des traits caractéristiques (1) – se déroule sous nos yeux, tient de l’imposture. Génocide, nettoyage ethnique, crime de masse : peu importe l’étiquette. A Gaza, c’est bien l’anéantissement d’un peuple, d’une population civile avec les enfants au premier rang qui est en cours sous nos yeux au moment où l’on célèbre le 80e anniversaire de la fin d’un régime fondé sur des principes et des actes inhumains, ultérieurement condamnés par le droit international et la morale commune. « Plus jamais ça ! », proclame-t-on devant les monuments aux morts ou sur les plages du Débarquement mais « ça » ressemble furieusement à ce qui se passe depuis 18 mois à Gaza : villes et campagnes écrasées sous les bombes (2), destruction systématique des infrastructures destinée à rendre toute vie impossible, verrouillage d’un territoire privé des plus élémentaires moyens de subsistance, objectif affiché de « vider » une terre habitée depuis des milliers d’années. Derrière le mensonge officiel de lutte contre le terrorisme, c’est bien la déshumanisation des habitants qui rend possible leur anéantissement… aujourd’hui à Gaza, comme il y a 30 ans au Rwanda, comme dans l’ex-Yougoslavie un peu plus tôt, comme il y a 80 ans dans toute l’Europe.

Mais que commémore-t-on vraiment le 8 mai, quel crédit accorder à une mise en scène mémorielle organisée, comme c’est le cas en France, par des pouvoirs publics qui refusent obstinément de reconnaître la matérialité d’un crime de masse imputable à un dirigeant poursuivi par la justice internationale mais protégé par un invraisemblable aveuglement, fortement teinté de racisme, qui fait d’un criminel le dernier rempart de la civilisation ? Quelle signification pour un improbable « devoir de mémoire » imposé aux élèves, quand le sursaut moral qui en est attendu est aussi sélectif ? De fait, la tragédie de Gaza conforte les désillusions sur les politiques de mémoire (3) trop souvent confondues par l’EN avec l’enseignement de l’histoire.

« Vouloir faire d’une mémoire scolaire aux fondements obscurs le gage d’une société ouverte et tolérante, d’un passé mythifié le détour obligé et suffisant d’une éducation civique vue comme une "morale de l’histoire", ne résiste pas à la constatation, guère discutable, que les politiques de mémoire n’ont pas fait reculer l’intolérance : dit abruptement, comment ne pas voir la contradiction entre la commémoration d’un événement censé libérer le monde du nazisme et la complaisance d’une large partie de l’opinion, manifestée par les votes et les sondages comme par la parole quotidienne, pour des idéologies et des partis politiques dont l’argumentaire reprend tous les poncifs du racisme, de la xénophobie, du rejet des migrants, de l’exaltation de l’identité nationale ? » A ce passage de ma note de blog sur la commémoration du Débarquement en Normandie, j’ajouterai : contradiction, aujourd’hui, entre la commémoration du 8 mai et la cécité, l’indifférence ou la complicité plus ou moins franche avec la tragédie de Gaza.

Enseigner l’histoire certes mais refuser son instrumentalisation par une mémoire collective qui reste le plus souvent une mémoire étatique : si l’enseignement de l’histoire a un sens, s’il doit avoir une portée morale et civique (qui resterait d’ailleurs à définir, ce qui ne va pas de soi…), il importe que l’histoire scolaire du 8 mai se tienne ouvertement et ostensiblement à l’écart des cérémonies et des récupérations officielles qui ont davantage pour fonction de se donner à peu de frais bonne conscience que d’aider à comprendre le monde présent et si possible à en tirer les conséquences. Dans le contexte actuel, la présence des enfants des écoles (encadrés par les Anciens d’Algérie, ce qui n’est pas la moindre des inconséquences…) devant les monuments aux morts, au milieu d’un attirail patriotique hors sujet, est comme une offense supplémentaire au martyre de Gaza.

(1) Tout spécialement l’orgueil national qui s’invente des ennemis et justifie toutes les violences exterminatrices.

(2) Journalistes interdits et assassinés, restent les photos satellites. Ouvrir Google Earth, zoomer sur Gaza, dans le menu Archives  en haut de la page, glisser le curseur vers la droite pour faire apparaître les photos les plus récentes (fin 2024 ou début 2025 selon les mises à jour). Les Israéliens, comme ils l’affirment, ciblent-ils le Hamas ou anéantissent-t-ils un pays ? Les photos se passent de commentaires.

(3) Sarah GENSBURGER et Sandrine LEFRANC, A quoi servent les politiques de mémoire ? Presses de la Fondation des Sciences politiques, 2017.

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