Si les violences subies pendant plusieurs décennies par des élèves d’un lycée-collège privé près de Pau remettent sévèrement en cause les responsables de cette institution, il est incontestable qu’elles débordent du cadre des déviances sexuelles pour s’inscrire dans la continuité des violences éducatives aussi vieilles que l’école.
Le scandale qui touche depuis quelques années le lycée-collège Notre-Dame de Bétharram (Pyrénées-Atlantiques) met en scène trois acteurs différents – l’Eglise catholique, l’institution scolaire, la société civile – impliqués, certes à des degrés divers, dans les violences physiques et/ou sexuelles infligées à un nombre conséquent de jeunes élèves. Si les faits monstrueux évoqués aujourd’hui ont tardé à émerger sur la place publique, il est incontestable qu’ils débordent du cadre des déviances sexuelles pour s’inscrire dans la continuité des violences éducatives aussi vieilles que l’école, violences appelées parfois « violences éducatives ordinaires », le dernier qualificatif exprimant la banalité du phénomène.
Pour ce qui touche à l’implication de l’Eglise catholique, l’auteur de ces lignes, qui n’est ni légitime ni qualifié pour l’expertiser, préfère renvoyer au travail exceptionnel de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise) résumé dans le rapport Sauvé (octobre 2021) qui chiffre à 216 000 personnes majeures (et toujours vivantes) les victimes d'un membre du clergé depuis 1950, 330 000 si l’on y rajoute les actes des personnels laïcs travaillant dans le cadre d’une institution catholique. Même si les deux types de violences – sexuelles et physiques – ne peuvent être confondus, ils renvoient pourtant à la même catégorie d’« abus de pouvoir » d’ailleurs fréquemment mentionnée dans la rapport Sauvé.
Depuis que l’école existe – quelques milliers d’années quand même – son histoire est celle d’une institution qui a fait de la brutalisation des élèves le mode de répression habituel de ce qu’elle considérait comme un trouble à l’ordre scolaire. « L’institution scolaire – écrit Jean-Claude Caron (1) – dans les rapports internes reliant ses acteurs […] apparaît comme un milieu “violentogène”. L’Ecole productrice de violence : voilà ce qui contrevient au discours lui imputant la domestication des mœurs ou l’éradication de la violence sociale […] ». La chose est bien connue des historiens de l’éducation instruits par des sources qui, quelle que soit l’époque, font remettre en cause une vision trop souvent idyllique de l’école. Dans le contexte très spécifique des 15e-16e siècles, Erasme, effrayé par le quotidien de violences subies par les écoliers, pouvait dénoncer une situation terriblement banale : « Vous jureriez non une école mais un lieu de torture ».
Au fil des siècles, cette violence est interrogée, remise en cause, notamment par les parents, souvent révoltés par la brutalité infligée à leurs enfants mais aussi critiquée par certains éducateurs. Sans craindre le paradoxe, alors que les petites écoles de l’Ancien Régime faisaient un large usage de la férule, Jean-Baptiste de La Salle, le fondateur des Ecoles chrétiennes, affichait une opposition de principe aux châtiments corporels : « On ne fait usage des coups que par humeur et par incapacité. Car les coups sont des châtiments serviles qui avilissent l’âme, lors même qu’ils corrigent, car leur effet ordinaire est d’endurcir » (Conduite des Ecoles chrétiennes, 1720). Une opposition de principe qui se limitait à codifier les punitions physiques mais non à les interdire.
En dépit des critiques de plus en plus récurrentes dont les châtiments corporels font l’objet, l’interdiction explicite des coups dans toutes les écoles primaires devra attendre Guizot : « Les élèves ne pourront jamais être frappés » (statut du 25 avril 1834). Le rappel de cette interdiction tout au long du 19e siècle tendrait toutefois à montrer que les pratiques perdurent… en toute bonne conscience si l’on en croit Ferdinand Buisson, chantre de l’école républicaine, qui, dans son Dictionnaire pédagogique, évoque la nécessité de « dresser l’enfant à la liberté » (sic), oxymore dont l’école de la république aura décidément bien du mal à se défaire et qui justifiera jusqu’au 20e siècle … et jusqu’au lycée-collège de Bétharram la persistance des violences exercées sur les élèves. C'est toujours "pour leur bien" que l'on violente les élèves ou pour leur inculquer quelques "valeurs", fussent-elles "républicaines". Et d’ailleurs, le législateur de la Troisième République avait-il conscience que la formulation ambiguë de son règlement scolaire du 19 janvier 1887 (« il est absolument interdit d’infliger aucun châtiment corporel ») en ne définissant pas la nature du châtiment en question, laissait la porte ouverte à toutes les brutalités dont les « bons maîtres » ne se priveront pas, sûrs de leur bon droit, jusqu’à une époque très récente.
Même si, aujourd’hui la violence éducative ordinaire a perdu de sa fréquence et de son intensité, il n’en est pas moins vrai que sa persistance ne peut être considérée comme un épiphénomène ou comme la seule manifestation d’individus dépravés. A Bétharram comme partout où des faits de même nature ont été signalés, les violences exercées sur les élèves ne sont possibles que lorsque deux conditions sont rassemblées : une autorité non discutée exercée sur les élèves et les hésitations des parents à dénoncer les adultes à qui ils ont confié leur enfant. Dans les nombreux ouvrages (2) qu’elle a consacrés à la violence éducative ordinaire (aussi bien celle qui a l’école pour cadre que la violence familiale), Alice Miller met à jour les mécanismes de la « pédagogie noire » faits de violences physiques ou psychiques qui se combinent pour faire accepter par l’enfant les abus dont il est victime. Accepter ou, plus souvent, empêcher de ressentir et de dénoncer comme tels. Elargissant sa réflexion au registre politique, elle fait de cette « souffrance muette de l’enfant » un des fondements de l’émergence des régimes autoritaires fondés sur la soumission des individus : « La soumission absolue de l’enfant à la volonté des adultes ne s’est pas seulement traduite par la sujétion politique ultérieure (par exemple dans le système totalitaire du Troisième Reich) mais, avant même, par la prédisposition intérieure à toute nouvelle sujétion, dès lors que le jeune homme quittait la maison familiale. Comment un être qui n’avait pu développer en lui-même que la seule aptitude à obéir aux ordres qui lui étaient donnés aurait-il pu vivre de façon autonome avec ce vide intérieur ? »
Les réticences des parents, si elles peuvent être mises en rapport avec la difficulté à reconnaître leur propre erreur – d’une certaine façon, eux aussi se sont laissé abuser – est inséparable de l’invraisemblable complaisance manifestée par la société française pour une violence éducative considérée comme légitime. Encore en 2017, 85 % des parents français reconnaissent avoir recours à la fessée, 71 % à la gifle et ce n’est qu’en 2019 que la loi interdira formellement les violences dites éducatives, la France n’étant que le 56e pays à le faire… Ce n’est pas dédouaner les brutes de Bétharram que de faire un lien entre cette spécificité nationale assumée sans complexe (le mythe de la « bonne paire de gifles ») et le climat délétère régissant cet établissement.
Les faits relevés à Bétharram remontent pour la plupart aux années 1970 – 1990. Une autre époque ? Des violences aujourd’hui inconcevables ? Si leur dénonciation, même tardive, est à mettre au crédit d’une incontestable évolution des sensibilités, il n’en reste pas moins que le climat qui entoure aujourd’hui l’école n’incite pas vraiment à l’optimisme. Dans un contexte populiste de repli frileux de l’institution sur elle-même, de méfiance envers la société civile, voire de panique morale, la parole publique – et singulièrement celle des politiques – délivre trop souvent un message dont on ne mesure sans doute pas toute la dangerosité. Lorsqu’un ancien Premier ministre, ancien ministre de l’Education nationale affirme sans susciter la réprobation qu’« à l’école, on ne conteste pas l’autorité », on entre ici dans une rhétorique qui légitime à l’avance tous les « abus de pouvoir » : à Bétharram comme ailleurs, c’est bien le principe de non contestation de l’autorité qui a dérivé en violences frappant non pas un élève mais, dit-on, plusieurs centaines. Des violences « systémiques », pour reprendre la formule du rapport Sauvé, qui laissent sceptiques sur la portée des « leçons d’empathie », dernière trouvaille en date de l’Education nationale, jamais en reste lorsqu’il s’agit de se donner bonne conscience.
(1) Jean-Claude CARON, « A l’école de la violence. Châtiments et sévices dans l’institution scolaire au 19e siècle », Aubier, 1999.
(2) Ouvrages dont les titres sont éloquents : « C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant » (1984). « L’enfant sous terreur » (1986). « Abattre le mur du silence » (1991). Les dates sont celles des traductions françaises parues chez Aubier.
Sur ce même sujet, cette note de blog : A la cathédrale de Ratisbonne, des enfants sous terreur
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