Dans quelques jours, un sixième ministre de l’Éducation nationale depuis deux ans... Certes, le principe de continuité du service public continuera à s’appliquer par l’intermédiaire d’une administration immuable, au moins à un certain niveau, et le quotidien des établissements, au moins à brève échéance, ne devrait pas se trouver bouleversé par la pantalonnade en cours à l’Assemblée nationale. Néanmoins, cette situation ubuesque remet en question la capacité du nouveau ministre à tenir sa place, sa légitimité également et, inévitablement, interroge sur la nature du service public d’éducation et sa relation avec le pouvoir politique.
La question est d’autant plus pertinente que la tradition et l’histoire de l’Éducation nationale sont étroitement dépendantes du contexte politique du moment, chaque ministre s’employant avec constance à faire connaître dès sa prise de fonction le choix de ses « priorités » censées remédier à une « crise » plus vite désignée comme telle qu’explicitée. Mais une fois le/la ministre remplacé.e, il est rare que l’on fasse le bilan…
Quoiqu’il en soit, seule une forte dose d’optimisme ou d’inconscience pourrait faire espérer, pour l’école, une issue positive à la crise politique actuelle ; la motion de censure ayant renversé le gouvernement Barnier n’étant passée qu’avec le soutien de l’extrême-droite, il ne s’agit pas d’une victoire pour la gauche mais bien plutôt de la confirmation de sa faiblesse (18 % des inscrits pour le NFP au premier tour des législatives 2024) dans un jeu politique massivement dominé par la droite ou l’extrême-droite.
Ce qui n’est pas sans rapport avec une question scolaire parasitée par son instrumentalisation politique qui, certes, n’est pas une chose nouvelle dans l’histoire de l’école mais qui a pris, ces dernières années, des proportions telles qu’elle rend encore plus difficile toute réflexion un peu sensée sur l’éducation. Depuis sept ans, s’est imposé sur l’école, complaisamment relayé par les médias, un discours non pas réellement réactionnaire - reflétant les fantasmes sur une école du passé qui n’a en réalité jamais existé - mais aboutissant plus vite qu’on ne le pensait à un projet éducatif d’une cohérence et d’une brutalité qui font peur. A travers toute une série de mesures annoncées à grand renfort de publicité mais jamais débattues, l’école se voit confinée dans une fonction d’outil de sélection sociale et de mise au pas des élèves par une administration réduite à n’être que la courroie de transmission de tous les caprices politiques, même des plus improbables mais qui, mis bout à bout, font sens : il est effectivement plus simple de mettre les élèves en uniforme, de leur faire chanter la Marseillaise et de les sélectionner par des batteries de tests aussi inutiles qu’extravagants que de travailler à rendre la société plus juste et plus fraternelle. Constatation déprimante qui, d’une certaine façon était déjà celle de Janusz Korczak, lequel voyait dans l’école de son temps un moyen de détourner les adultes de leurs propres responsabilités pour en reporter la charge sur les enfants : « Au lieu de se surveiller, l'éducateur surveille les enfants et c'est leurs fautes qu'il enregistre et non les siennes… » Presqu’un siècle plus tard, la chose a-t-elle vraiment changé ?
Face à une droite résolument décomplexée, la gauche et une large partie des syndicats montrent une pusillanimité qui traduit autant les divergences idéologiques en leur sein que leur manque de courage et d’imagination pour contrer le discours dominant, limitant leur analyse aux sempiternels « moyens » insuffisants, moyens considérés comme une fin quand précisément ils devraient être considérés comme des moyens pour arriver à une fin qu’on ne définit jamais : quels moyens pour quelle école, quelle école pour quelle société ?
Sauf miracle, il est difficile d’espérer à brève échéance un changement sorti des urnes : la France est historiquement un pays politiquement et socialement conservateur, ce dont témoigne, tout spécialement, la permanence d’une « école bloquée », dénoncée notamment (en 1971 !) par Suzanne Citron. Dans un système éducatif au fonctionnement pyramidal, centralisé à l’extrême, qui refuse par principe de déléguer la moindre parcelle de son autorité, pour qui la diversité des personnels et des élèves est perçue comme une menace (et aujourd’hui dénoncée comme une forme de communautarisme…), on voit bien qu’aucune des forces politiques qui se disputent le pouvoir n’est disposée à sortir de cette « molle complaisance envers les institutions [éducatives] » qui sautait déjà aux yeux de Marc Bloch en 1940, ajoutant : « …on ne refait pas à un pays son éducation en rapetassant ses vieilles routines. »
Même si l’on ne confond pas la gauche et la droite, une droite qui s’est singulièrement dévoyée avec l’extrême-droite, il ne fait aujourd’hui guère de doutes qu’un changement de nature du système éducatif ne résultera pas d’une initiative politique mais de la prise de responsabilités émanant des professionnels (enseignants, personnels éducatifs, mouvements pédagogiques, chercheurs, collectifs intéressés etc), débouchant sur une forme d’autonomie du terrain, comprise non pas comme une soumission des personnels à un chef nommé par l’administration (une vieille lubie de la droite) mais comme une libération des initiatives, aujourd’hui bloquées par des habitudes de conformisme et d’obéissance à l’échelon supérieur de l’administration. En quelque sorte les obligations d’un service public – avec tout ce que ce principe recouvre en termes de justice sociale – délivré de la tutelle étouffante d’un ministre… surtout lorsque ce dernier, sixième d’une série de deux ans, n’est ni crédible ni légitime.
Sur cette « révolution copernicienne » qui aboutirait à la création d’un véritable service public d’éducation autonome par rapport au pouvoir politique, j’emprunte une nouvelle fois ma conclusion à Suzanne Citron, fruit d’une réflexion menée dans les années 70 et publiée en 2024.
« Le monopole d’État, en ce qui concerne les secteurs éducatifs, sociaux, culturels est, j’en suis persuadée, le nœud gordien à trancher. Et surtout pour l’école. Mais attention, car c’est là toucher aux tabous inscrits, à gauche, par la culture social-étatique et la logique historique, héritée du XIXe siècle, qui, pour faire contrepoids à l’Église et au cléricalisme, produit l’école laïque d’État, sous les auspices de la République et de la science.
On sait comment Célestin Freinet, chassé de l’Institution, dut finalement créer sa propre coopérative. Le fiasco de notre système d’éducation depuis mai 1968*, s’il a de multiples causes, est inséparable de l’armature étatique et bureaucratique, ne serait-ce qu’à cause des horaires uniformes, des programmes nationaux détaillés, du système de nomination qui rend impossible la constitution d’équipes pédagogiques novatrices, animées d’une conception commune, et stables. Mais là il y a accord entre le pouvoir d’État et certains contre-pouvoirs syndicaux. C’est pourquoi j’ai parlé de tabou « à gauche (…)
Les liens actuels entre école et société tiennent au rôle de l’école comme filtre social par l’échec scolaire et les diplômes. Les individus « manuels » sont rejetés d’une école qui impose un modèle culturel de lettrés. Ils ne sont pas conformes au type humain supposé derrière le modèle. Les « meilleurs » individus sont les plus « adaptés », ceux qui franchissent peu ou prou les degrés du cursus honorum dont l’État détient les clefs.
On ne peut donc séparer expérimentation éducative et expérimentation sociale. On ne peut élaborer des projets de structure éducative désenclavée, sans imaginer en même temps un tissu socio-professionnel, une entreprise, où la compétence plus que le diplôme servira de critère (…)
Oui, il s’agirait d’une révolution copernicienne et l’on me dira que je rêve. Peut-être. Mais alors ne posons plus la question du retournement. »
*Comprendre : un système d’éducation dont Mai 68 a montré toutes les limites. Dans la bouche de Suzanne Citron, ce n’est évidemment pas un éloge de l’école d’avant Mai 68…
Suzanne CITRON, Légataires sans héritage, Pensées pour un autre monde, Les Éditions de l’Atelier, 2024.
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