Marc Bloch au Panthéon ? Si seulement cette récupération post mortem de l’historien pouvait contribuer à donner corps à ses réflexions sur le système éducatif, ce ne serait pas son moindre mérite. Encore faudrait-il que le maître d’œuvre de la panthéonisation l’ait lu, ce dont on doute sérieusement…
Panthéoniser Marc Bloch ? Commémorer les morts ? Une vieille tradition qui cache trop souvent beaucoup d’arrière-pensées, une opération par laquelle on cherche à récupérer une partie du prestige associé à un nom, une ruse pour détourner l’attention du présent. Mais Marc Bloch, après tout pourquoi pas s’il s’agit de populariser la figure d’un historien chez qui la pratique du métier a conduit à une réflexion sur ses contemporains et sur le monde qui l’entoure.
Dans L’étrange défaite, rédigé pendant l’été 1940 et publié en 1946, Marc Bloch cherche à comprendre les mécanismes qui ont abouti à la défaite et à l’acceptation du régime de Vichy. Mécanismes au premier rang desquels il place les tares d’un système éducatif dépassé, engoncé dans la routine, un système auquel il oppose non pas vraiment un programme mais une philosophie, des principes, qu’il faudra, selon lui, appliquer après la libération du territoire.
84 ans plus tard, les observations quasi révolutionnaires de Marc Bloch attendent toujours leur traduction dans un système éducatif obstinément bloqué sur un passé qui continue à en faire fantasmer plus d’un, notamment chez les décideurs politiques.
Alors que depuis sept ans, l’École est la cible d’une pensée conservatrice décomplexée dont Macron et ses ministres de l’Éducation nationale sont indubitablement les maîtres d’œuvre, quelques extraits tirés de L’étrange défaite (« Sur la réforme de l’enseignement ») incitent à considérer que la pensée éducative de Marc Bloch mérite autre chose qu’une panthéonisation.
Or, de tant de reconstructions indispensables, celle de notre système pédagogique se sera pas la moins urgente. Qu’il s’agisse de stratégie, de pratique administrative ou, simplement, de résistance morale, notre effondrement a été avant tout, chez nos dirigeants et (pourquoi ne pas avoir le courage de l’avouer ?) dans toute une partie de notre peuple, une défaite de l’intelligence et du caractère. C’est que, parmi ses causes profondes, les insuffisances de la formation que notre société donnait à ses jeunes ont figuré au premier rang.
Pour redresser ses vices, une réforme timide serait vaine. On ne refait pas à un pays son éducation en rapetassant ses vieilles routines. C’est une révolution qui s’impose […]
Ne nous y trompons pas, la tâche sera rude. Elle n’ira pas sans déchirements. Il sera toujours difficile de persuader des maîtres que les méthodes qu’ils ont longuement et consciencieusement pratiquées n’étaient peut-être pas les meilleures ; à des hommes mûrs, que leurs enfants gagneront à être élevés autrement qu’eux-mêmes ne l’ont été ; aux anciens élèves de grandes Ecoles, que ces établissements parés des tous les prestiges du souvenir et de la camaraderie doivent être supprimés. Là, comme ailleurs, cependant, l’avenir, n’en doutons pas, appartiendra aux hardis ; et pour tous les hommes qui ont charge de l’enseignement, le pire danger résiderait dans une molle complaisance envers les institutions dont ils se sont fait peu à peu une commode demeure […]
Un mot, un affreux mot, résume une des tares les plus pernicieuses de notre système actuel : celui de bachotage […] « Bachotage. » Autrement dit : hantise de l’examen et du classement. Pis encore : ce qui devait simplement être un réactif, destiné à éprouver la valeur de l’éducation, devient une fin en soi, vers laquelle s’oriente, dorénavant, l’éducation tout entière. On n’invite plus les enfants ou les étudiants à acquérir les connaissances dont l’examen permettra, tant bien que mal, d’apprécier la solidité. C’est à se préparer à l’examen qu’on les convie. Ainsi un chien savant n’est pas un chien qui sait beaucoup de choses, mais qui a été dressé à donner, par quelques exercices donnés d’avance, l’illusion du savoir […]
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister sur les inconvénients intellectuels d’une pareille manie examinatoire. Mais ses conséquences morales, les a-t-on toujours assez clairement vues : la crainte de toute initiative, chez les maîtres comme chez les élèves ; la négation de toute libre curiosité ; le culte du succès substitué au goût de la connaissance ; une sorte de tremblement perpétuel et de hargne là où devrait au contraire régner la libre joie d’apprendre ; la foi dans la chance (car ces examens, quelle que puisse être la conscience des examinateurs, demeurent, par nature, hasardeux […]
Nous demandons une discipline plus accueillante, dans des classes moins nombreuses ; une discipline exercée par des maîtres et des administrateurs auxquels auront été enseignés au moins les grands principes de cette psychosociologie dont je rappelais tout à l’heure l’existence ; que les instituteurs apprennent ; qu’un professeur d’enseignement secondaire a actuellement le droit (il ne s’en prive pas toujours !) d’ignorer radicalement.
Se rend-on bien compte que, par la faute du baccalauréat, la France est actuellement un des rares pays où toute l’expérimentation pédagogique, toute nouveauté qui ne s’élève pas immédiatement à l’universel, se trouve pratiquement interdite ?
En résumé, nous demandons d’un bout à l’autre une révision raisonnée des valeurs […] »
Marc BLOCH, L'étrange défaite, Gallimard, 1990 pour les extraits ci-dessus.
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