lundi 23 octobre 2023

On n’enseigne plus la Shoah ? Faux-semblants et faux procès.

 

Assimiler la critique de la politique israélienne à une forme d’antisémitisme qui découlerait d’une méconnaissance de la Shoah, imputable à un enseignement négligé à l’école : en trois propositions, ce raccourci facile où l’ignorance des programmes scolaires le dispute à la mauvaise foi, resurgit régulièrement dans le débat public au gré de l’actualité. Comme à chaque fois que le conflit israélo-palestinien embrase les esprits de ce côté-ci de la Méditerranée, c’est l’école qui fait figure d’accusée.

Rien de vraiment nouveau. Les deux dernières décennies ont vu en effet se multiplier les interventions péremptoires sur l’enseignement de la Shoah, émanant de politiciens surtout soucieux, semble-t-il, de récupérer l’événement à leur profit. On peut ainsi citer la peu glorieuse polémique entretenue en 2008 par le ministre de l’Education nationale de l’époque affirmant sans la moindre preuve qu’un lycéen sur deux n’avait jamais entendu parler de la Shoah. Il s’agissait en réalité pour Xavier Darcos de relayer la tonitruante initiative de Sarkozy qui prétendait faire porter par chaque élève de CM 2 la mémoire d’un enfant juif, avant que les critiques à peu près unanimes ne fassent remballer cette proposition loufoque.

Quelques années plus tard, Vincent Peillon (ministre de l’EN, 2012-2014), déplorait à son tour « la connaissance totalement insuffisante par la jeunesse française de l’histoire de la Shoah ». Toujours sans citer aucune source.

En février 2015, dans un registre franchement obscène, Claude Goasguen, député LR de Paris évoquait « cette Shoah terrible qu'on n'ose plus enseigner dans les lycées tant on a peur de la réaction des jeunes musulmans qui ont été drogués dans les mosquées ». Cette accusation grossière portée contre l’école qui ne jouerait plus son rôle dans la transmission de l’histoire devait une nouvelle fois servir de toile de fond à la commémoration, tout au long de l’année 2015, du 70e anniversaire de la libération des camps nazis. Une commémoration polluée par les arrière-pensées et les petits calculs politiciens.  Ainsi, sur le même registre, Bruno Le Maire accusait tout bonnement l’Ecole d’être responsable des diatribes antisémites de Dieudonné et plus généralement de la banalisation du racisme, car « en matière d’éducationavançait-t-il sentencieusementnous avons failli. » Quelques jours après les attentats de janvier 2015, un Premier ministre surexcité (Valls) reprenait à son compte le grossier amalgame entre les camps de la mort et la critique de l’état d’Israël : « Que 70 ans après on crie de nouveau mort aux juifs dans les rues de Paris (…) que 70 ans après, à l’antisémitisme traditionnel naisse un autre antisémitisme sur fond de misère, sur fond d’antisémitisme, sur fond de haine d’Israël, sur fond de rejet de l’autre, c’est [contre quoi] nous devons nous rebeller. »

A quelques années de distance, autant d’accusations brutales et malhonnêtes aux motivations brouillées par de médiocres calculs  (quand elles ne sont pas franchement connotées, à droite notamment, où la détestation de l’Arabe l’emporte sur la compassion réelle pour les victimes de la Shoah) et qui, dans tous les cas, démontrent une réelle ignorance de la place occupée par la Shoah dans les programmes scolaires (il suffit de les consulter…) mais aussi expriment de biens naïves illusions sur le pouvoir moral et civique qu’on prête généralement à l’enseignement de l’histoire.

En réalité, ce n’est pas d’un manque de visibilité chez les élèves dont souffre l’enseignement de la Shoah, pas davantage non plus que d’une hypothétique « concurrence des mémoires », raccourci approximatif mis à la mode pour déplorer l’introduction dans les programmes scolaires de questions comme l’esclavage ou la colonisation. Ce qu’on pourrait au contraire lui reprocher, dans un système éducatif qui se vante pourtant de vouloir former des citoyens, c’est précisément de ne pas apporter l’éclairage nécessaire sur le moteur des génocides - ceux du passé comme ceux qui sont toujours possibles - à savoir la soumission des individus à une autorité toujours considérée comme légitime. Trop préoccupée d’émouvoir – ce qui n’est pas son rôle – l’histoire scolaire de la Shoah en vient à négliger le fait pourtant évident que des millions de Juifs ont été exterminés non pas par la folie d’un seul homme mais par l’obéissance de sociétés toute entières - pas seulement en Allemagne - par l’incapacité des individus à dire simplement non quand il l’aurait fallu. 


Dans « La Destruction des Juifs d’Europe », étude d’une rigueur exemplaire éditée il y a plus d’un demi-siècle mais qui, curieusement, a  tardé à se faire une place dans l’historiographie, notamment française, de la Shoah, Raul Hilberg expose au grand jour la masse d’archives qu’il a dépouillées. Exterminer un peuple, finalement, c’est tout simple : quelques ordres sur des papiers à en-tête, des formulaires dûment tamponnés, des trains qui partent à l’heure, des employés de bureau exemplaires, des policiers qui ne font que leur devoir, le souci du service avant tout, des citoyens qui ont d’autres choses à penser. S’il ne faut finalement pas grand-chose ni beaucoup de temps pour rayer un peuple de la surface de la Terre, un préalable reste incontournable : la propension des individus à obéir. Une inclination qui dépasse de beaucoup le cadre de l'Allemagne nazie...

L’inconcevable absence dans les programmes scolaires de cette dimension de la Shoah ouvre la porte à son instrumentalisation, tout spécialement dans un pays comme la France qui s’est un peu vite et très abusivement classé dans le camp des vainqueurs du nazisme, un régime avec lequel elle avait pourtant de bonne heure collaboré. Que comprennent, au juste, de l’événement ces élèves au garde-à-vous devant les monuments aux morts (encadrés par les Anciens d’Algérie…) lors des cérémonies du 8 Mai ? Manipuler les consciences, falsifier l’histoire, occulter ce qui dérange, ne peuvent pas être l’antidote aux génocides du futur, ni même servir de recours face aux mauvais démons qui travaillent l’opinion publique. Ce serait trop facile. La Shoah à l’école est comme une sorte d’objet patrimonial dont la présence dans les programmes et les manifestations officielles suffit à se donner bonne conscience à peu de frais. D’où, parfois, certaines réticences observées ponctuellement chez les élèves contre un objet « réifié, totémisé, monumentalisé » (1).

 

(1), Sarah Gensburger, Sandrine Lefranc, A quoi servent les politiques de mémoire ? Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2017.

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