jeudi 24 août 2023

Derrière les lamentations sur la chronologie perdue, une conception identitaire de l'histoire à l'école

 

Rétablir un enseignement chronologique de l’histoire ? Un grand classique de la rentrée : en reprenant bruyamment ce thème éculé, en flattant une opinion publique sensibilisée à l’histoire par des amuseurs médiatiques aux prétentions d’historiens, en lorgnant toujours plus vers l'électorat d'extrême-droite, la tirade de rentrée de Macron s’inscrit dans un champ idéologique dont la nature n’échappe à personne : en réalité, derrière les lamentations sur la chronologie perdue, avec l'affligeant visage du roman national, c'est une conception identitaire de l'histoire scolaire qui s'affirme.

Aussi loin qu’on regarde en arrière, à tous les niveaux du système scolaire, l’enseignement de l’histoire en France a toujours suivi un ordre chronologique, du plus ancien au plus récent. Les programmes en vigueur font se succéder à l’école élémentaire « le temps des rois » et celui de la république, les programmes de collège le très classique (et d’ailleurs discutable mais ce n'est pas l'objet de cette note de blog) découpage Antiquité/ Moyen Age/époque moderne/époque contemporaine. Tout comme les thématiques qui structurent les programmes du lycée s’inscrivent à leur façon dans une logique chronologique.

En fait, si les références angoissées à la chronologie sont aussi récurrentes, c’est qu’elles visent bien autre chose qu’une simple discipline scolaire. Dès lors que l’histoire s’écrit à partir de faits datés, repérables dans le temps, la question n’est pas de savoir si son enseignement doit se faire dans un ordre chronologique ou non mais de dire quels faits, précisément, doivent être privilégiés et au détriment de quels autres. Quand Robert Delort s’intéresse à l’histoire des animaux (« Les animaux ont une histoire », 1984, Le Seuil), c’est pour la mettre en relation avec celle des hommes dans un cadre chronologique donné. Il explique : 

« Quelle que soit l’importance de l’homme dans cet ouvrage écrit par un homme pour d’autres hommes, à partir de témoignages souvent humains ou étudiés suivant des techniques élaborées par l’homme, puisse-t-il rappeler ou montrer que l’histoire, science de l’espace dans le temps, ne concerne pas les seuls hommes mais aussi tous les autres phénomènes évolutifs de la nature et de la vie, et en particulier nos pères, nos frères, nos enfants, nos dieux, nos maîtres, nos esclaves : les animaux. »

Pas les seuls hommes ? A plus forte raison pas les seuls « héros de l’histoire de France », pas les seuls « grands hommes » ou considérés comme tels par une vision singulièrement biaisée de l’histoire.

Car en réalité, ce qui est en jeu derrière cette obsession pour la chronologie, c’est la place plus ou moins importante consacrée à l’histoire nationale - et plus précisément politique - seule considérée comme digne de chronologie, une histoire balisée par des dates, des personnages, censés par eux seuls donner un sens à l’histoire. Et cette histoire singulièrement limitée dans le temps, dans l’espace et dans son objet n’a jamais disparu des prescriptions scolaires. Les programmes de l’école élémentaire ont toujours été organisés autour d’une galerie de portraits largement dominée par les figures plus ou moins légendaires (Vercingétorix, Clovis, Jeanne d’Arc etc) de princes, de rois, de chefs de guerre, de dirigeants, dont la succession suffit à elle seule à bâtir « la » chronologie, en fait « une » chronologie, celle des régimes politiques d’un pays à un moment choisi. Ce choix singulièrement réducteur est toujours à la base de l'enseignement de l'histoire, un peu comme si toute l’activité humaine, des origines de l’homme à nos jours , n’avait trouvé à s’exprimer qu’à travers la construction des institutions politiques et des identités nationales.

Il faudrait donc « rétablir la chronologie », alors que celle-ci n’a jamais cessé de constituer la trame des programmes scolaires ? Si l’on veut bien convenir que le choix des dates et des faits retenus dans les programmes n’est pas neutre, il est alors tout à fait légitime de se demander à quelles préoccupations il obéit. Les thuriféraires de la chronologie perdue – ils n’en font pas mystère – font de l’histoire enseignée, celle du « roman national », le support privilégié d’une morale patriotique/nationaliste, d’une identité collective très artificielle et jamais définie, fondée sur la sujétion des individus à un régime politique paré de toutes les vertus malgré ses tares évidentes. Ici, une chronologie étroitement sélective, loin de la rigueur scientifique qu’elle affiche, fait plutôt obstacle à la connaissance historique, à la compréhension du passé par les élèves.

Et c’est bien cette conception malsaine et rabougrie de l’histoire que Macron fixe comme support à l’enseignement de l’histoire.


En 1987, avec la publication de son Mythe national, Suzanne Citron démontait les fondements de l’enseignement de l’histoire « une historiographie apologétique de l’Etat [sous-tendant] l’imaginaire national ». 36 ans plus tard, ce petit bouquin (plusieurs fois réédité), précurseur et tellement prémonitoire, prend un relief tout particulier dans un contexte de repli identitaire et de xénophobie assumée. 


« Notre « crise d’identité », vraie ou supposée est, à bien des égards, une crise de l’imaginaire historique et de la vision de la chose publique. Quelle histoire commune et plurielle permettrait ici et là de lutter contre les fanatismes, les haines ou la simple désaffection ? […] Ce que nous prenons pour « notre » histoire résulte […] d’une écriture du passé par les élites au service ou à l’appui des différents pouvoirs [...] Le discours frileux ou méchant de ceux qui voudraient nous convaincre que nous sommes menacés de « disparaître » sous la vague des nouvelles « invasions » ne débouche sur aucun futur, mais il se réclame de stéréotypes que l’histoire républicaine a diffusés : origine gauloise, France éternelle défendue à Poitiers par Charles Martel, nation supérieure à toute autre (« la nationalité française se mérite » ) … Le modèle d’assimilation que nous offrait cette histoire est devenu inopérant […] : Notre schéma de la laïcité devra être repensé […] Les missions de l’Etat seront cernées et clairement affirmées quand on cessera de confondre l’Etat et la nation ».

A un moment où la société semble se laisser séduire par des discours aussi bruyants qu’irresponsables, Suzanne Citron insiste au contraire sur la nécessité d’inventer

« une francité plurielle, métissée, généreuse, responsable. Dans une Europe à refonder et un monde à préserver du chaos, un autre modèle républicain, une nouvelle culture politique de la participation, de la transparence, de l’initiative et de la fraternité sont à promouvoir. Repenser les modalités de prescription de l’enseignement de l’histoire dans un système scolaire souple et décentralisé, est-ce un rêve fou, politiquement incorrect, ou une piste à saisir pour un nouveau regard sur la complexité ? »

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