mardi 18 avril 2023

Mourir pour la patrie : un idéal éducatif ?

 

Dans la Russie poutinienne, la militarisation des jeunes avance à grand pas, notamment à travers le recrutement de très jeunes enfants au sein de mouvements militaro-patriotiques chargés de les éduquer – éducation physique, entraînement militaire, participation aux cérémonies commémoratives – selon les principes « conformes au système de valeur propre à la société russe ». Une forme d’endoctrinement qu’on ne peut s’empêcher – en se gardant d’une interprétation qui serait alors anachronique – de rapprocher d’une pratique qui fut, en France, pendant les premières décennies de la 3e République, celle de l’école primaire.


Younarmia
( l’armée des jeunes) fait l’objet d’un documentaire (diffusé récemment par France 5). On y voit une instructrice exercer des enfants au maniement de la Kalachnikov et développer sans détour la philosophie de cette formation :  « Les enfants sont un terreau fertile et il nous revient d’y planter la bonne graine. Il faut profiter de la période où ils sont encore petits, ce que nous mettons dans leurs têtes déterminera ce qu’ils seront dans le futur. Aujourd’hui, nos braves militaires accomplissent leur devoir en Ukraine. Un jour, ce sera à ces petits de payer leur dette envers leur pays. Oui, ça fait de la peine de devoir sacrifier ses enfants. Tu l’as porté, tu l’as élevé… Mais un garçon naît pour être un défenseur de sa patrie. Une fille, pour être la gardienne de son foyer. »

Ces principes porteurs d’une discipline abrutissante font singulièrement écho à une idéologie très en vogue en France dans les dernières décennies du 19e siècle au cours desquelles l’exaltation du sentiment national et la défense armée de la patrie étaient considérées comme une priorité de l’école de la république. Dans la perspective d’une revanche à prendre sur l’Allemagne, il fallait alors préparer les élèves le plus tôt possible à leurs futures obligations militaires. « Pour la patrie, par le livre et l’épée », la devise de la Ligue de l’enseignement, fondée par Jean Macé, accompagnait une débauche d’initiatives militaristes. Dès 1871, étaient organisés dans les écoles de garçon des exercices de tir (les filles devant se contenter de travaux d’aiguille…), exercices préfigurant les bataillons scolaires créés en 1882. Le code manuel des bataillons scolaires (1885) pouvait alors expliquer : « Nous aurons ainsi une génération courageuse, sûr d’elle-même, au caractère bien trempé, bien équilibré et qui sera prête à tous les sacrifices le jour où, forte de son droit et pleine de confiance en ses défenseurs, la France ira fièrement planter son drapeau sur les bords du Rhin ! »  

Dans la même veine, le colonel Riu, délégué du ministre de l’Instruction publique à l’Ecole normale des filles de Blois s’adressait en ces termes à son auditoire féminin : « Mesdemoiselles, […] il faut que vous nous prépariez des hommes, des hommes vigoureux et solides, sains de corps et d’esprit et rien n’y est plus propre que la pratique de ces exercices physiques qui développent la force et la santé. Il faut que les jeunes filles qui sortiront de vos mains puissent, grâce à des exercices, grâce aussi à l’éducation patriotique que vous leur donnerez, devenir des mères dans la plus haute acception du mot et élever leurs enfants dans le culte de cette patrie bien aimée dont nous sommes tous les fils. » (1)

Paul Bert, ministre de l’Instruction publique, en mettant en place une commission d’éducation militaire déclarait aux instituteurs : « ce petit enfant (…), c’est le citoyen de l’avenir et dans tout citoyen, il doit y voir (…) un soldat toujours prêt » (juillet 1881). Les personnalités les plus éminentes de l’Ecole républicaine, comme Ferdinand Buisson (directeur de l’enseignement primaire, maître d’œuvre du Dictionnaire de pédagogie), se retrouvaient sans état d’âme sur cette ligne belliciste : « L’Ecole primaire (…) enseignera, inspirera l’obligation absolue pour le jeune Français d’accepter les sacrifices que lui commandera son pays, fût-ce celui de sa vie » (Manuel général de l’Instruction primaire, 1905). Même tonalité guerrière chez Lavisse (1885) : « Si l’écolier ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps. »

Et comme il n’est jamais trop tôt pour former un soldat, les enfants de maternelle sont également mis à contribution en apprenant des chansons spécialement composées à leur intention… « Pour la Patrie un enfant doit s’instruire/Et dans l’Ecole, apprendre à travailler/L’heure a sonné, marchons au pas/Jeunes enfants, soyons soldats/ Ainsi formés, que viennent nos vingt ans/Braves et fiers, nous dirons à la France : Mère, voici le bras de tes enfants » (cité par Mona Ozouf, L’Ecole, l’Eglise et la République, 1871-1914).

Pour nombre d’entre eux, ces enfants ne vivront pas très vieux, sacrifiés à l’aube de leur existence dans les tranchées de la Première guerre mondiale, victimes non consentantes d’un endoctrinement assumé, d’une éducation où la morale et le civisme étaient trop souvent confondus avec le chauvinisme et l’obéissance exigée à la logique du service militaire : un dispositif dont la finalité était d’apprendre à faire la guerre, d’apprendre à tuer ou à se faire tuer sur ordre.


Et si les millions de morts de la Première guerre mondiale ont contribué à réfréner les ardeurs guerrières, si la France de la Troisième république n’est pas celle d’aujourd’hui, si la France n’est pas non plus la Russie, il n’empêche que le retour plus ou moins affirmé d’impératifs militaires dans le cursus des élèves comme dans la formation des enseignants doit être regardé avec méfiance : éducation à la défense, formation patriotique renforcée avec le SNU, enseignement de l’histoire encore pénétré (surtout dans les programmes de l’école élémentaire) par une vision unilatérale des guerres, multiplication d’obligations mémorielles fortement teintées de préoccupations identitaires, autant d’éléments qui, à leur manière, ont aujourd’hui la faveur de la Russie poutinienne. 

 

 

(1) Cette responsabilité sexuée de l’éducation fut également développée par Déroulède dans ses Chants du soldat (1888) dans une rhétorique effrayante… mais qui fut à l’époque couronnée par l’Académie française.

 

« Femme, si l’être en qui tu mets ton espérance,
Ne met son espérance et son bonheur qu’en toi,
Si, Français, il peut vivre étranger à la France,
Ne connaissant partout que son amour pour loi ;
Si, sans te croire indigne et sans se croire infâme,
Quand tout son pays s’arme, il n’accourt pour s’armer,
O femme, ta tendresse a déformé cette âme :
S’il ne sait pas mourir, tu ne sais pas aimer !
Mère, si ton enfant grandit sans être un homme,
S’il marche efféminé vers son devoir viril ;
Si, d’un instinct pratique et d’un sang économe,
Sa chair épouvantée a horreur du péril ;
Si, quand viendra le jour que notre honneur réclame,
Il n’est pas là, soldat, marchant sans maugréer,
O mère, ta tendresse a mal formé cette âme :
S’il ne sait pas mourir, tu n’as pas su créer ! »

 

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