Il y a quelques jours, la Société des agrégés montait au créneau pour prendre la défense des concours de recrutement… au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce qui ne manque pas de piquant pour un corps dont la création doit plus à Louis XV (1766) et à Napoléon (1808) qu’à la Révolution de 1789 et qui s’illustre par un attachement sans faille à un tabou qu’on peut considérer comme une des sources du blocage du système éducatif. Sur ce type de recrutement déconnecté de la réalité, le témoignage de Suzanne Citron est une nouvelle fois précieux ... et un peu désespérant : ce qui était vrai il y a 70 ans, l'est toujours, sinon davantage aujourd'hui.
L’agrégation : stérilité intellectuelle, appauvrissement humain
En juin 1954, la revue Esprit publiait un numéro spécial sur la « réforme de l’enseignement ». Quatre thèmes y étaient abordés : l’enseignement en accusation, l’Ecole et le monde du travail, la pédagogie et la vie, la réforme. Marrou souhaitait depuis longtemps la parution d’un tel numéro. Nous avions convenu que si je réussissais mon agrégation, j’écrirais un article critiquant les conditions du concours. Reçue en 1947, je tenais à ce projet et je le mis à exécution durant l’année scolaire 1947-1948, avec l’aide de deux de mes camarades de l’équipe, Jean Michu surtout et Pierre Chaunu qui m’envoya une courte note. Mais au grand dam de Marrou, le texte traîna dans les tiroirs d’Esprit jusqu’à ce numéro spécial où notre patchwork fut présenté anonymement.
Nous dénoncions la stérilité intellectuelle qui nous apparaissait comme la contrepartie des modalités de l’épreuve. Je reproduis quelques extraits de nos propos, en restituant leur identité aux auteurs.
Jean Michu constatait :
« L’étendue des programmes, renouvelés au surplus presque totalement chaque année, est telle que, de l’aveu même des jurys, sa parfaite possession par le candidat, dans le délai d’une année scolaire, dépasse largement les capacités normales d’assimilation […] Nous avons tous le sentiment que l’essentiel de notre culture, nous l’avons acquis en dehors de l’agreg, avant ou après. Et il est douloureux de reconnaître maintenant le peu de profit que nous avons tiré de ces années de labeur acharné. »
[…]
En fait, le concours d’agrégation, dans notre spécialité tout au moins, ne répond à aucun des buts qu’on peut raisonnablement lui fixer.
De mon côté, je soulignais les effets négatifs du concours sur la personnalité et la vitalité intellectuelle :
« Dans quelle mesure le jeune homme ou la jeune fille, qui émerge à vingt-cinq ans de la faune agrégative, auréolé du titre qui couronne enfin sa carrière universitaire, est-il capable d’assumer sa responsabilité en face de la vie, sa propre tâche d’éducateur, d’épanouir enfin librement toutes ses facultés tenues en bride jusque-là ? Nous n’avons que trop éprouvé pour nous-mêmes la fatigue, le dessèchement, le sentiment d’une diminution constante, d’une véritable régression à mesure que nous nous perdions dans nos « programmes », l’épuisement de notre capacité à penser le monde, le rétrécissement impitoyable de chaque chose à l’horizon du concours […]. Tous nous sommes plus ou moins « vidés », nous ne savons pour combien de temps, et par conséquent plus ou moins inapte à une tâche qui réclamerait de nous une communication de la vie aux autres, car nous n’instruirons vraiment qu’en étant à notre tour non pas seulement des « profs » mais des initiateurs. »
Quand, plus de cinquante ans après, j’essaye de repenser au temps de cette agreg, je constate qu’effectivement le profit intellectuel que j’en ai tiré est nul. Je ne me souviens même plus des questions qui étaient au programme. Je ne retrouve d’indication qu’indirectement et pour des raisons purement événementielles. En 1946, j’avais échoué à l’oral, notamment à cause d’un exposé lamentable sur Henri 4, sujet tiré d’une partie du programme sur laquelle j’avais fait l’impasse. La deuxième année, j’avais revu, la veille de l’épreuve écrite en histoire contemporaine, mes fiches sur un article de Georges Lefèvre traitant des « paysans sous la Révolution », et la question était sortie le lendemain ! Je me revois dans la bibliothèque Sainte-Geneviève, où se déroulaient les épreuves écrites de l’agrégation (alors encore féminine, séparée de la masculine !), émerveillée de ma chance et me lançant avec sérénité et fébrilité dans les sept heures d’élaboration et de rédaction du sujet.
La préparation de l’agrégation impliquait pour moi une coupure totale avec les préoccupations intellectuelles, les cheminements ébauchés pendant l’année de mon diplôme. Et mon séjour parmi les juifs du 1er siècle avant Jésus-Christ resta une parenthèse dans ma quête du savoir :
« la fastidieuse « mise en fiches » jamais terminée, l’accumulation de bouts de papier que l’on se met à « apprendre », aussitôt sonnée la date fatidique de Pâques, inaugurant l’apocalyptique « révision » […], tout se tient, s’ordonne et se subordonne à l’épreuve qui guette, grandit, se rapproche, écrivais-je encore dans Esprit. Grotesque mascarade qui nous a obligés des mois durant à pontifier dans un vide intellectuel total. »
Suzanne CITRON, Mes lignes de démarcation, Croyances, utopies, engagements, Editions Syllepse, 2003.
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