mercredi 12 octobre 2022

Un " tabou historiographique " : la Révolution française vue par Suzanne Citron

C’est tendance : depuis plusieurs semaines, la France dite insoumise s’est lancée, à la suite de son chef, dans une scabreuse comparaison entre la France de 1789 et celle de 2022, rêvant d’un assaut contre l’Elysée dans la continuité de la marche des femmes sur Versailles en octobre 1789 ou encore faisant des salariés-actionnaires de Total les héritiers d’un petit peuple confronté aux disettes récurrentes de cette même période. Pas moins. L’anachronisme de l’analyse n’a pas vraiment troublé les certitudes des militants qui semblent avoir oublié cette saine maxime de L. Febvre : « l’histoire qui sert est une histoire serve ».

De fait, à plus de deux siècles de distance, seule une singulière sacralisation de la Révolution française autorise une récupération politicienne qui n’apporte rien à la compréhension d’un événement que Suzanne Citron considère comme l’un des éléments constitutifs du « Mythe national », composante obligatoire d’une religion à visée patriotique enseignée aux enfants des écoles, au même titre que la succession des rois, des batailles, balisée par la galerie de portraits officiels toujours au programme d’histoire de l’école élémentaire.

Dans les extraits qui suivent (succincts mais le lecteur intéressé peut se reporter au texte intégral, dernière édition, 2017), tirés du « Mythe national » (première édition, 1987), Suzanne Citron analyse les biais et les failles de cette vision partielle et partiale de la Révolution française.

 

La Révolution française, « avènement de la Loi », « résurrection du Droit », « réaction de la Justice », selon la vision mystique de Michelet, la guerre de 14-18 où la France de Clemenceau fut « le soldat de l’idéal » permettent de focaliser le regard en deux points significatifs du tracé de l’histoire scolaire. Dans un cas comme dans l’autre, l’absence d’interrogation critique sur les abus du pouvoir de l’Etat ou sur le vécu contradictoire des acteurs de l’événement est patente (...)

Exclusivement centrée sur la célébration de la France, l’histoire ne peut permettre à l’enfant de comprendre comment peu à peu se sont forgées, en Europe, les idées modernes sur l’homme, comment se sont concrétisées de nouvelles pratiques du Droit. Peut-on parler de « réformes » sans un mot de l’Habeas Corpus anglais, des libertés religieuses hollandaises, de la Déclaration d’indépendance américaine, ce qui est le cas de Lavisse et de tous les manuels de la cuvée soixante ? Les « philosophes » évoqués par Lavisse sont une occasion nouvelle de satisfaction chauvine (…) Pour en revenir au « miracle de la liberté », il ne s’explique, en fin de compte, que dans l’optique micheletienne d’une France-Messie (...)

Le malaise que suscite la distanciation critique vis-à-vis de la Révolution est révélateur d’une attitude qui consiste à refuser la banalisation de l’histoire révolutionnaire. La capacité de dépasser la révérence passionnelle et de traiter la Révolution  en objet historique et non plus en mythe du commencement absolu d’une ère nouvelle, me semble une nécessité vitale pour une Gauche en quête d’elle-même (...)

Prendre aujourd’hui ses distances avec l’historiographie républicaine officielle qui a identifié le devenir de la « nation » en 1793 aux paroles et aux actes de la convention montagnarde, c’est aussi mesurer l’impact idéologique ultérieur de la fiction d’une « République une et indivisible ». N’est-ce pas de cette croyance que procéda, en 1954, la quasi unanimité républicaine : « L’Algérie, c’est la France » ? La 4ème République est morte de n’avoir pas su opérer le dépassement d’une idéologie colonialiste unitariste en un fédéralisme sans réticences (...)

En fait, la mutation de l’Etat-nation monarchique en Etat-nation républicain n’avait rien changé à la logique impériale de cet Etat qui, au cours des siècles, avait cumulé et confondu l’espace de son pouvoir et l’espace de ses conquêtes territoriales. Au contraire, la Révolution accentua, par le discours des « frontières naturelles », la sacralisation du territoire. La logique de conquête de la convention, à partir de la fin 1793, s’ajusta parfaitement à celle de l’impérialisme louis-quatorzien. Et Napoléon en poursuivit l’implication dans son rêve de reconstitution de l’empire carolingien, qu’il transfigura, dans le mémorial de Sainte-Hélène, en rêve d’une Europe unie en « un seul et même corps de nation ». Après 1815, la pensée libérale et républicaine confondit la patrie et l’humanité en un nationalisme ambigu qui fut exacerbé par l’humiliation de la défaite de 1871 (...)

Tocqueville avait écrit : « la Révolution française est une révolution politique qui a opéré à la manière et qui a pris en quelque chose l’aspect d’une révolution religieuse » (…) Relire la Révolution pour y cerner les transferts du religieux dans la politique, suivre les méandres ultérieurs des « passions françaises », c’est dépister dans le présent les dérapages manichéens et sectaires qui relèvent d’un mésusage du religieux. Laïciser la culture politique française, c’est dissocier objectivement ce qui relève de l’essentiel, des valeurs éthiques fondamentales (inspirées ou non par une transcendance) et ce qui relève de la solution, de l’option technique et c’est, dans la critique, ne pas mélanger les deux niveaux. La vraie coupure, dans la société française, est dans le respect ou non de ces valeurs fondamentales (...)

 

Suzanne CITRON, Le mythe national, l’histoire de France en question, Les Editions ouvrières, Etudes et documentation internationales, 1987.

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