jeudi 13 octobre 2022

Samuel Paty au péril des détrousseurs de cadavres et imposteurs

Les musulmans ont-ils assassiné Samuel Paty ? Evidemment non. Alors, pourquoi dans ces conditions l’Education nationale s’obstine-t-elle à faire la guerre aux musulmans ou, du moins, à renvoyer aux élèves musulmans l’image de terroristes potentiels, de communautaristes en puissance, d’élèves décidément pas comme les autres et qu’il faut donc avoir à l’œil ? Le deuxième anniversaire de la mort de S. Paty prend place dans un contexte exécrable de rhétorique identitaire, voire ouvertement raciste, dont l’école est une nouvelle fois l’otage :

  •  la droite, avec le tandem infernal Ciotti-Retailleau en compétition pour prendre la tête de LR, se déchaîne dans une croisade qui n’a plus rien à puiser à l’extrême-droite.

  •  La presse reprend sans aucune vérification les clichés éculés (et furieusement voyeuristes) sur quelques jeunes filles arborant un foulard (systématiquement qualifié de « voile »).

  •  Et l’EN n’est malheureusement pas en reste : Pap Ndiaye, qu’on avait cru un moment plus réfléchi sur le sujet que son prédécesseur (que ses prédécesseurs ?), n’a pu s’empêcher de lancer un hommage officiel et obligatoire pour commémorer l’événement ; mais peut-être, dans le cas d’un ministre qui fait l’objet depuis sa nomination d’une campagne diffamatoire et haineuse, s’agit-il simplement de montrer patte blanche à des adversaires qui, de toute façon, ne le lâcheront pas.

  •  Une initiative accueillie avec la complaisance habituelle d’une majorité d’enseignants : complaisance incontestable au moins dans le cas du prof sur cinq qui vote dorénavant pour l’extrême-droite mais également bien présente dans un milieu où une traditionnelle phobie des religions teintée d’un rationalisme mal digéré et d’un pseudo-scientisme conforte la version identitaire de la laïcité aujourd’hui dominante. On s’émerveillera toujours du fait que, lorsqu’il s’agit, pour répondre aux prescriptions officielles, de développer l’esprit critique chez les élèves, on ne trouve aucun autre sujet d’illustration que les caricatures de Mahomet. Un peu comme si, dans un établissement scolaire, les croyances des élèves musulmans étaient le seul obstacle à l’acquisition de l’esprit critique. S’il s’agit d’esprit critique et de tolérance, l’Education nationale ferait mieux de s’interroger sur la nature même d’une discipline scolaire qui reste dominée par l’acceptation indiscutée de la parole enseignante et des rituels de respect d’un autre âge, à balance inégale. Et s’il est vrai que tout peut être soumis à une analyse critique, pourquoi, par exemple, ne pas commencer par les paroles de la Marseillaise pieusement affichées dans les salles de classe ou par interroger le culte du drapeau national, un symbole qui, dans les écoles a remplacé le crucifix ? L’esprit critique avec des œillères, est-ce toujours de l’esprit critique ou l’expression d’une morale d’état ? Il est pour le moins regrettable qu’un service public d’éducation, qui par définition tire sa seule légitimité de l'intérêt qu'il porte aux élèves les moins favorisés par la fortune, n’ait toujours pas pris conscience que les atteintes à l’ordre scolaire sont d’abord le signe de difficultés scolaires, elles-mêmes étroitement corrélées au milieu social. Les cris d’orfraie sur les « atteintes aux valeurs de la république » ne changent rien à l’affaire.

Donc, pour commémorer la mort de S. Paty, l’EN a mis en ordre de marche tout l’équipage de surveillance et de contrôle des déviances dont elle s’est dotée ces dernières années, toute une armée d'inquisiteurs chargée de traquer l'hérésie : équipes valeurs de la république, équipe nationale de laïcité, relayées sur le terrain par des équipes académiques de laïcité, sans oublier, bien sûr, le Conseil des Singes de la laïcité qui ne rate jamais une occasion d’affoler le bon peuple à partir d’études, de constatations aussi loufoques que malhonnêtes. Il existe même aujourd’hui, auprès de chaque rectorat un inénarrable « carré régalien », chargé de traquer dans les établissements les fumeurs de joint, les harceleurs, les terroristes potentiels… et les jeunes filles portant un foulard. Avec autant de tâches à assurer, on comprend que les rectorats n’aient pas forcément le loisir d’assurer le remplacement des enseignants manquants.

Laïcité ? Force est de reconnaître qu’avec une telle armée de défenseurs, de gardiens sourcilleux, la laïcité n’est plus dans la laïcité. Elle en est même devenue la négation : historiquement symbole de liberté et de tolérance après des siècles de religion d’état, elle s’est métamorphosée depuis quelques années en outil de surveillance de toute une population jugée potentiellement dangereuse, en instrument de coercition détournant les principes d’un service public d’éducation vers des exigences d’obéissance et de conformité à une morale d’état. Exigence fâcheuse, parmi d'autres, édictée par une république qui se fait religion.

Avec « l’hommage à Samuel Paty » les détrousseurs de cadavres et imposteurs* sont à pied d’œuvre. Il n’est pas certain toutefois que S. Paty aurait accepté de voir sa mort rejoindre la bataille de Poitiers dans la chronologie obligatoire de l’histoire à l’école, lui-même ralliant, à la suite de Charles Martel, la galerie de portraits des grands héros de l’histoire de France.

 

* Expression empruntée à Dalton Trumbo pour désigner l’instrumentalisation des morts de la Première guerre mondiale :  Dalton TRUMBO, Johnny s’en va-t-en guerre, trad. française Actes Sud, 1987.

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