mardi 10 mai 2022

De l’école au service militaire obligatoire : l’émancipation ne passera pas par Mélenchon

Un quart de siècle après sa suppression, le service militaire fait son retour dans le programme politique… et éducatif de Mélenchon, à travers un saisissant rapprochement rappelant l’époque où l’Ecole avait malencontreusement croisé le chemin de la conscription. Pour le plus grand malheur des élèves.


Juillet 1982 (début des années Mitterrand) : un protocole conclu entre les ministères de la Défense et de l’Education nationale – tous deux socialistes – introduit dans le cursus scolaire une éducation à la défense censée inculquer « l’esprit de défense » à tous les élèves du primaire jusqu’à l’Université. A une époque où le service militaire était vécu par les jeunes comme une corvée ou un cauchemar, l’objectif avancé par le ministre de la Défense (Ch. Hernu) était de faire en sorte que les jeunes arrivent à l’armée « préparés par l’Ecole ».


40 ans plus tard, alors que le service militaire a été entretemps supprimé (officiellement « suspendu » par la loi du 28/10/1997), un service militaire obligatoire apparaît à nouveau dans le programme de la France dite Insoumise et de son chef, sous la forme d’un « service citoyen obligatoire avant l’âge de 25 ans… [comprenant] une formation militaire initiale et des tâches d’utilité publique. » Bien que le projet fasse mention d’un droit à l’objection de conscience, il s’agit donc bien de rétablir le service militaire traditionnel, sans d’ailleurs, fâcheux oubli, en préciser la durée qui pourrait donc s’étendre sur plusieurs mois. L’histoire bégaie : alors que, jusque-là, l’insoumission désignait l’opposition au service militaire, les insoumis payant leurs convictions de longues années de prison, les (In)soumis de 2022 prétendent rétablir le service militaire… confirmant ainsi qu’avec Mélenchon, les mots n’ont décidément plus de sens.


Très souvent, ce goût prononcé de la gauche politique pour la chose militaire et la jeunesse en armes cherche sa justification dans une référence à la Révolution française qui aurait vu le peuple tout entier se dresser pour défendre sa liberté. Une référence abusive à bien des égards, en premier lieu parce qu’elle occulte la responsabilité majeure de la France dans les conflits quasi ininterrompus qui ont ensanglanté l’Europe de 1792 à 1815, période au cours de laquelle il fut bien plus question de pillages que de droits de l’homme. Ensuite parce que la conscription n’est pas née avec la Révolution française, la mobilisation de masse existant déjà sous l’Ancien régime (par exemple sous la forme des milices de Louis XIV), s’est généralisée avec Napoléon et ses guerres de conquêtes, avant de s’organiser à partir de 1870 sur le modèle prussien, époque où la Troisième république naissante, effrayée par l’épisode de la Commune, voyait dans le service militaire un moyen d’assurer l’ordre social. Loin de la mythologie complaisante entretenue jusqu’à nos jours, l’histoire de la conscription n’est pas celle du peuple en armes se levant spontanément face à une menace étrangère. Depuis son origine jusqu’à nos jours, elle n’a vécu que par la menace et la coercition : de la prison pour les déserteurs et insoumis (les vrais) à la peine de mort en période de guerre ; sans oublier les multiples tracas et autres brimades qui attendent aujourd’hui encore les jeunes qui omettraient de passer par la JDC (interdictions de s’inscrire aux examens, de passer le permis de conduire etc).


De façon significative, cette brutalisation institutionnelle de toute une classe d’âge rencontre, au tournant des 19e et 20e siècles, l’histoire de l’école - l’école dite de la république - missionnaire zélée des valeurs militaires. A l’école primaire, l’enseignement d’une histoire essentiellement nationale et guerrière, construite autour du mythe d’un pays perpétuellement menacé par ses voisins, est étroitement corrélé aux impératifs de la conscription.


Dans la perspective d’une revanche à prendre sur l’Allemagne, il convient de préparer les élèves le plus tôt possible à leurs futures obligations, qui seront celles d’un soldat. « Pour la patrie, par le livre et l’épée », la devise de la Ligue de l’enseignement, fondée par Jean Macé, accompagne une débauche d’initiatives militaristes. Dès 1871, sont organisés dans les écoles de garçon des exercices de tir (les filles devant se contenter de travaux d’aiguille…), exercices préfigurant les bataillons scolaires créés en 1882. Paul Bert, ministre de l’Instruction publique, en mettant en place une commission d’éducation militaire déclare aux instituteurs : « ce petit enfant (…), c’est le citoyen de l’avenir et dans tout citoyen, il doit y voir (…) un soldat toujours prêt » (juillet 1881). Les personnalités les plus éminentes de l’Ecole républicaine, comme Ferdinand Buisson (directeur de l’enseignement primaire, maître d’œuvre du Dictionnaire de pédagogie), se retrouvent sans état d’âme sur cette ligne belliciste : « L’Ecole primaire (…) enseignera, inspirera l’obligation absolue pour le jeune Français d’accepter les sacrifices que lui commandera son pays, fût-ce celui de sa vie » (Manuel général de l’Instruction primaire, 1905). Même tonalité guerrière chez Lavisse (1885) : « Si l’écolier ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps. »


Et comme il n’est jamais trop tôt pour former un soldat, les enfants de maternelle sont également mis à contribution en apprenant des chansons spécialement composées à leur intention… « Pour la Patrie un enfant doit s’instruire/Et dans l’Ecole, apprendre à travailler/L’heure a sonné, marchons au pas/Jeunes enfants, soyons soldats/ Ainsi formés, que viennent nos vingt ans/Braves et fiers, nous dirons à la France : Mère, voici le bras de tes enfants » (cité par Mona Ozouf, L’Ecole, l’Eglise et la République, 1871-1914).


Pour nombre d’entre eux, ces enfants ne vivront pas très vieux, sacrifiés à l’aube de leur existence dans les tranchées de la Première guerre mondiale, victimes non consentantes d’un endoctrinement assumé, d’une éducation où la morale et le civisme étaient trop souvent confondus avec le chauvinisme et l’obéissance exigée à la logique du service militaire : un dispositif dont la finalité est d’apprendre à faire la guerre, d’apprendre à tuer ou à se faire tuer sur ordre.


Quelque chose de terriblement totalitaire dans son principe, qui réduit à néant la rhétorique mise en avant par les défenseurs de la conscription, présentée comme une émancipation, comme un apprentissage de la citoyenneté… voire comme un complément de l’enseignement élémentaire ou un substitut des écoles de conduite ! Ainsi, pour Mélenchon, la conscription devra intégrer « un bilan de santé et une évaluation des capacités d’écriture, lecture et calcul, avec mise à niveau si nécessaire. Elle comprendra aussi une formation gratuite à la conduite et le passage de l’examen du permis de conduire ». Vue sous cet angle, la conscription est alors une grossière mystification. En réalité, si lien avec l’école il doit y avoir, c’est dans un certain regard porté sur les élèves, sur les jeunes, fait de méfiance et d’infantilisation ; le refus de reconnaître la singularité de chacun, une certaine phobie pour l’individu suspecté par principe d’individualisme et pour l’autonomie perçue comme une menace pour l’autorité de l’état.


Ce n’est pas anodin : le rétablissement du service militaire s’accorde avec la vision conservatrice et autoritaire du programme Mélenchon pour l'Ecole, une école d'où, de façon significative, l’élève est absent, sa fonction strictement délimitée. Il y est surtout question de postes budgétaires, de crédits, de disciplines scolaires, d’examens, sans que la place réservée aux élèves – leur personne, leurs droits – soit interrogée ; question négligeable, voire indécente. Au rebours de l’élève au centre, les (In)soumis placent le maître, l’adulte, au centre du système éducatif tout au long d’un parcours dont le service militaire obligatoire apparaît en quelque sorte comme l’aboutissement. Finalement, une conception de l’éducation, de la vie en collectivité, fondée sur la méfiance plus que sur la confiance et qui ne laisse aucune chance à l’émancipation.

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