vendredi 10 novembre 2023

Première Guerre mondiale : « pour en finir avec l’historiographie héritée »... à l'école

 

L’hommage aux morts dérivant vers un hommage à la guerre par la magie des programmes scolaires : ce 11 novembre ne déroge pas aux (mauvaises) habitudes, avec ses rangées d’élèves au garde-à-vous devant le drapeau, encadrés par les Anciens d’Algérie dont la présence habituelle dans les cérémonies dites du souvenir confirme plutôt qu’en ce domaine, l’Education nationale, grande organisatrice de la mémoire collective, aurait plutôt la mémoire courte… De fait, même si, au cours des dernières décennies, l’approche pédagogique  de la Première guerre mondiale a, dans une certaine mesure, diversifié ses objets, cette période de l’histoire n’en reste pas moins dominée – surtout à l’école primaire – par un souci de morale civique singulièrement teintée de patriotisme : c’est à travers ce prisme déformant – « rendre hommage à ceux qui firent le sacrifice de leur vie »  – que l’Education nationale avait conçu sa participation – et surtout celle, plus ou moins forcée, des élèves – au centenaire de la guerre, notamment par un partenariat privilégié avec le ministère de la Défense et les associations d’anciens combattants, dans une perspective résolument patriotique et militaire.

En faisant de l’hommage aux combattants l’objet privilégié de la mémoire scolaire, l’Education nationale fait implicitement le choix – et l’impose à tous – d’une approche partielle et partisane, très discutable, d’un conflit, selon laquelle des millions de soldats auraient volontairement offert leur vie pour la défense de leur pays. D’où la présence obligée des élèves devant les monuments aux morts, monuments qui, de par leur nature, à quelques exceptions près, symbolisent et confortent le thème du sacrifice volontaire des combattants, des « morts pour la France » mais qui ne permettent pas aux élèves, souvent très jeunes, de prendre leurs distances avec le tabou entretenu par la commémoration officielle : à savoir que les millions de morts de la guerre sont d’abord les victimes d’une identification factice et arbitraire à une nation, qui voudrait faire croire qu’on meurt « pour son pays » alors que l’on meurt en réalité à cause de son pays, ou, plus exactement, d’une certaine conception de la vie en collectivité arcboutée sur la nation comme à un dogme intangible. Victimes, également, par corollaire, d’une conscription militaire, par principe coercitive et totalitaire puisqu’elle n’offre aucune possibilité de choix aux individus, aucune alternative. Ce dont témoigne, par exemple, en quelques mots simples, un soldat de 1916 cité par Frédéric Rousseau (1) : « le soldat (…) ne se bat ni pour l’Alsace, ni pour ruiner l’Allemagne, ni pour la patrie. Il se bat parce qu’il ne peut faire autrement ». Ou encore, toujours cité par Frédéric Rousseau, cet autre témoignage émanant d’un soldat écrivant à sa femme : « Tu parles de satisfaction du devoir accompli dans ta lettre. Ne crois pas que celui d’avoir été mis au rang des derniers idiots pendant quatre ans constitue pour moi l’idée du devoir ».

Plus d’un siècle après l’événement, avec la mystification du consentement à la guerre, la commémoration officielle et sa déclinaison scolaire persistent à parler à la place des morts.

Comment alors enseigner aujourd’hui l’histoire de la Première Guerre mondiale ? C’était déjà, en 1984, l’une des préoccupations de Suzanne Citron dans un ouvrage – dont je reproduis ci-dessous quelques passages – qui mettait en lumière les contradictions de l’ « historiographie hagiographique », vecteur obligé de la mémoire scolaire. Quarante ans plus tard, il n’est pas certain que les choses aient beaucoup changé…

 

Pour en finir avec l’historiographie héritée.


L’histoire, au XIXe siècle, est l’expression d’une culture à la fois rationnelle et littéraire. Elle n’a de sens que pour une élite. Elle est d’autre part le support du discours politique […] par la Révolution de 1789 qui projette tout au long du XIXe siècle l’ombre d’un manichéisme – « bloc » indissoluble pour les uns, mal absolu pour les autres – l’histoire est le passé dont la classe politique a besoin pour assurer sa légitimité ou pour contester celle des autres. L’idéologie et l’historiographie sont devenues inséparables. […]

L’histoire enseignée à l’école primaire, cette historiographie hagiographique […] a si bien « réussi » qu’elle a dépassé son propos initial. Pierre Miquel a écrit qu’elle avait nourri le « délire patriotique » en 1914, et au-delà, le culte des monuments aux morts. En acculturant les paysans de la République, elle leur a inculqué de nouveaux devoirs. Réussite idéologique ou gâchis humain incommensurable ? L’histoire a fabriqué un inconscient collectif, prêt à accueillir en 1914 les discours sur l’agresseur unique, les affirmations manichéennes sur les fautes d’autrui. Elle a permis que soient mobilisés dans l’illusion ou la résignation du devoir à accomplir, les paysans à la mémoire longue, dont beaucoup ne surent ni ne comprirent ce qu’ils faisaient dans les tranchées. Acteurs involontaires et obligés d’une immense tuerie, l’histoire, venue d’ailleurs, leur a imposé la vie gaspillée ou la mort, destin subi en hommes simples. L’histoire enseignée à l’école a cimenté « l’union sacrée » et rendu vains les efforts de l’Internationale pour sauver la paix contre les paroles officielles, les décisions feutrées des cabinets ministériels, les chauvinismes enflammés des foules.

Tabou de notre histoire, la Grande Guerre est le moment décisif, dont nos manuels primaires et secondaires n’ont jamais osé expliciter la signification à l’échelle du XXe siècle, de la « civilisation » et du devenir de l’humanité entière. Cet assassinat collectif, imposé contradictoirement à chaque peuple, au nom de la patrie, par les États « civilisés » en guerre les uns contre les autres est l’échec de l’histoire, en tant qu’imaginaire des hommes cultivés du XIXe siècle. La Grande Guerre a produit le XXe siècle, qui a sonné le glas de l’histoire que le XIXe siècle avait rêvée […]

Figure primitive d’un siècle parsemé d’« utopies meurtrières », la Grande Guerre est un phénomène fulgurant masqué par une historiographie scolaire qui l’a habillée en récits militaires et qui, par son allure de diachronie dans le temps court, récuse la réflexion à l’échelle de la durée. Ce XXe siècle, le nôtre, est l’échec de l’histoire orgueilleuse, naïve, généreuse des prophètes du XIXe siècle qui contemplèrent le passé à travers leur lunette européo-centrique et le décryptèrent en fonction des référents sacrés de l’État-nation ou du prolétariat et/ou de la croyance mystique dans la Science et le Progrès. Malgré de Gaulle, la foi michelétienne en une France au-dessus de tout soupçon a succombé dans le Chagrin et la Pitié de l’Occupation, puis dans les tortures en Algérie cautionnées par la République. Et l’historiographie communiste se mue en caricature lorsque c’est la Nomenklatura qui l’écrit […]

L’historiographie scolaire en France, véhicule peu ou prou l’intolérance et un regard manichéen sur le passé. La grille de l’Un contre l’Autre, la prédominance de l’idéologie, la césure passionnelle entre la vérité et l’erreur, que continuent d’illustrer les débats de notre classe politique, sont la prolongation des partages absolus qui ont jalonné l’histoire de la IIIe République. L’écriture officielle de l’histoire, légitimant la Raison d’Etat, sacralisant 1789, a nourri ce manichéisme.

L’histoire scolaire est la mémoire des États et de leurs guerres, elle n’est pas celle des peuples « heureux » ou de collectivités pacifiques (qui n’« ont pas d’histoire »), ni des œuvres silencieuses du travail quotidien qui n’ont pas d’archives, ni des actions pacifistes, interdites d’histoire, comme les mutineries de 1917 ou les prisons de Louis Lecoin, ni la destruction des éco-systèmes ou des cultures millénaires par un productivisme sans frein.

 

Suzanne CITRON, Enseigner l’histoire aujourd’hui, La Mémoire perdue et retrouvée, Les Editions Ouvrières, 1984.

(1) Frédéric ROUSSEAU, La guerre censurée, Le Seuil, 2014.

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