mardi 5 septembre 2023

Une police vestimentaire pour quel ordre scolaire ? La laïcité dévoyée

 

Des policiers filtrant l’entrée des élèves pour traquer la robe longue, c’était donc un beau matin de septembre 2023 dans un lycée d’Avignon. Avec, dans la foulée, la décision surréaliste annoncée par le chef de l’état de mettre en uniforme toute la jeunesse du pays, la laïcité a pris un tour résolument kafkaïen, totalitaire, aboutissement d’une campagne traînant maintenant sur de longues années et qui aboutit à faire d’un symbole de liberté un outil de coercition et de police des mœurs. Une police des mœurs qui, à bien y regarder, apparaît comme un élément parmi d’autres d’une reprise en main plus générale d’une école jugée responsable de tous les désordres – réels ou fantasmés – de la société. Un grand classique de l’éducation dite morale et civique, dénoncé en son temps par Korczak : « Tricheurs professionnels, nous jouons contre les enfants avec des cartes truquées en abattant sous les as de nos qualités les petites cartes de leurs faiblesse » (J. Korczak, Le droit de l’enfant au respect, 1929). De fait, il est tellement plus facile de mettre des élèves en uniforme que de se remettre soi-même en cause.

La corrélation entre police vestimentaire et ordre scolaire trouve à s’exprimer tout particulièrement dans la rhétorique d’un intégrisme laïque décomplexé monopolisant la parole, de façon significative, après les attentats de 2015, pris comme prétexte à une furieuse attaque contre l’école. A l’assaut de l’école, s’était montée une impensable « Commission d'enquête sur le fonctionnement du service public de l'éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession. » Tout était dit dans la titulature : un règlement de compte indécent mené plusieurs mois durant par une mouvance ultra-réactionnaire instrumentalisant la laïcité en outil de restauration d’un ordre scolaire fantasmé. Et déjà, il était abondamment question d’uniformes…

Mes commentaires sur les travaux de cette commission sont toujours en ligne (sur mon ancien blog, principalement aux mois de juin-juillet 2015). Je fais remonter la note de blog en date du 09/06/2015.La rentrée 2023 s'inscrit dans la continuité de ce moment très particulier : pour conjurer ses peurs, il fallait bien un bouc émissaire.

 

 

Comment, à l’avenir, éviter de nouveaux attentats terroristes ? C’est tout simple : il suffit de faire porter un uniforme scolaire aux élèves et de rétablir les estrades dans les salles de classe. Ces fabuleuses suggestions ont été avancées le plus sérieusement du monde par de farouches défenseurs de la laïcité, invités à éclairer de leurs lumières la très docte commission d’enquête sénatoriale « sur la perte des repères républicains » constituée dans la foulée des attentats de janvier.


Dans un exposé passablement fumeux, appelant « à un effort de laïcité, (…) considérée comme un englobant juridique » (sic), Régis Debray chante les louanges de l’uniforme scolaire « qui engendre un sentiment d’appartenance pouvant même aller jusqu’à une certaine fierté ». Dans une même veine symbolique, il préconise de « rétablir l’estrade », signe de « verticalité » : « je pense – explique-t-il – que l’estrade favorise la transmission à l’élève par le maître qui doit être respecté, ce qui malheureusement n’est pas toujours le cas aujourd’hui. » Ainsi affublé d’un uniforme, sous le regard surplombant du vénérable maître scotché à sa chaire, l’élève tout pénétré de respect, se retrouve donc dans une situation d’autant plus favorable pour apprendre qu’il n’a guère d’effort à produire : il lui suffit d’écouter, le reste viendra comme par magie. D’une imagination sans limites, et devant un public de parlementaires que l’on sent captivé, notre philosophe – c’est son titre, en tout cas – poursuit sa description de l’école modèle : « L’école doit rester une institution, caractérisée notamment par une enceinte et un règlement. En cela, elle est comparable à l’armée, l’école et l’armée étant deux piliers de la république dont les sorts sont liés. » Regrettable négligence, Debray ne précise pas la nature de l’enceinte dont il faut entourer l’école : barbelés, miradors ? La question est pourtant d’importance au regard du but ultime que l’orateur fixe à l’éducation -  l’identification à la nation -  une identification qui passe nécessairement par la guerre : « La guerre constitue une situation renforçant le sentiment national. Le « nous » s’affirme alors face à un « eux ». Mais quelle guerre entreprendre ? »,  se demande le savant humaniste. Au fond, on sent bien Debray désespéré par « le recul du sentiment national » qui pour lui est « capitale, d’abord parce que c’est l’unique cadre démocratique. » On ne dit pas autre chose en Corée du nord… Et Debray de conclure son exposé par un vibrant appel aux pouvoirs publics en faveur de l’apprentissage de l’histoire de la France et de la chronologie : « c’est difficile mais c’est pourtant vital. » Vital ou mortifère ?

Quelques jours plus tard, c’est au tour de Patrick Kessel, président du Comité laïcité République, auditionné par les mêmes sénateurs qui, manifestement, jouissent de beaucoup de temps libre, de délivrer son lumineux plaidoyer pour une jeunesse en uniforme : se désolant de ce que « peu [d’enfants] se définissent d'abord comme citoyen français » - et pour cause, vu leur âge - , il avance alors son « audacieuse proposition : (…) Le moment est venu, me semble-t-il, d'imposer le port d'une tenue commune à l'école, comme cela se pratique en outre-mer ou dans des sports collectifs. Ce n'est pas facile, mais permettrait d'afficher un sentiment d'appartenance, d'équipe et de solidarité au-delà des différences légitimes de chacun. » Ajoutant également – mais c’est sans doute pour rire : «  l'instituteur aurait la même autorité que l'arbitre sur le terrain. » Lorsque l’on voit le déroulement de certaines compétitions sportives, on est autorisé à s’inquiéter pour la sécurité des profs…

Il est vrai qu’au Comité laïcité République – une sorte de cénacle promouvant une laïcité tricolore, à ne pas confondre, paraît-il, avec Riposte laïque, même si Kessel ne dédaigne pas y donner des interviews – la question des fringues tourne à l’idée fixe, avec des cris d’orfraie à n’en plus finir sur le voile à l’université, le voile dans les crèches, les mères voilées, les jupes longues dans les établissements scolaires etc. Une préoccupation tellement obsessionnelle qu’elle en vient chez ces braves gens à occulter tout le reste : pour Kessel, c’est sur le voile et uniquement qu’ « il ne faut rien lâcher ». Le reste - l’échec scolaire fondée sur la ségrégation, les ghettos urbains, en un mot la question sociale, la pauvreté de 3 millions d’enfants dénoncée par l’UNICEF – tout cela peut attendre.

La laïcité en uniforme, la laïcité par l’uniforme ? En tout cas, Debray, Kessel et les défenseurs d’une laïcité « à la française » - rien à voir avec la laïcité générique, celle qui consiste à garantir  la liberté de conscience et à laisser les gens tranquilles – ont trouvé des alliés jusque dans la classe politique, chez des parlementaires, qui, eux aussi fermement décidés à contrer toute forme de communautarisme – à l’exception du communautarisme français -  n’hésitent pas à réclamer l’instauration généralisée de l’uniforme à l’école. Certains d’entre eux, tout imprégnés d’un noble idéal républicain – G. Larrivé, E. Ciotti, L. Luca, E. Woerth, c’est tout dire – ont même déposé une proposition de loi en ce sens. Avec un exposé des motifs d’une implacable logique : « Il s’agit, d’abord, d’un facteur d’égalité, qui aplanit symboliquement les différences sociales nées des inégalités de revenus des parents (…) La tenue uniforme, enfin, est un vecteur de laïcité, qui s’oppose aux manifestations communautaristes. » Un de leurs collègues, J.-F. Mancel, est même l’auteur d’un projet de loi concurrent visant à étendre l’obligation de l’uniforme aux enseignants. L’imagination du législateur est décidément sans limites…

Comme la référence à l’égalité et aux différences sociales entre les parents n’est guère crédible venant d’un parti politique dont le projet éducatif prévoit explicitement la sélection précoce des élèves sur des bases sociales (et ethniques, quoiqu’on en dise) et comme on ne voit pas en quoi des « manifestations communautaires », de toutes façons limitées, pourraient conduire à mettre 13 millions d’élèves en uniforme, une extravagance qui n’existe nulle part en Europe, à l’exception de la Grande-Bretagne, il faut alors convenir que cette revendication cache d’autres motivations.

Et ces motivations, il faut les chercher dans la dénaturation rapide de l’idée laïque et de tout un vocabulaire politique, vidés des contenus qui faisaient leur légitimité : ces dernières années, et plus spécialement depuis les attentats de janvier, les notions de laïcité, de république, de citoyenneté, voire de communauté sont défigurées, rancies, au profit de considérations nationales/autoritaires qui dessinent un projet éducatif au sinistre visage. A l’école, il ne s’agit plus de faire grandir, d’éduquer les élèves à la liberté, à l’esprit critique, dans le respect des autres et du monde qui les entoure mais d’enfermer chacun dans une identité étriquée fondée sur l’obéissance. Que ce projet soit partagé par une large fraction de l’opinion publique allant de l’extrême-gauche à l’extrême-droite n’est pas une circonstance atténuante.

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