Des émeutiers souvent très jeunes, à la peau sombre : on pressent que d’ici peu, l’école sera à nouveau conduite au banc des accusés, sommée de rendre des comptes, accusée d’avoir failli à sa mission éducative et civique. Comme en 2005, comme en 2015, les mêmes accusations - « à l’école, on a laissé passer trop de choses… » (Valls après les attentats) - les mêmes censeurs bloqués dans un système de références héritées du passé (un passé d’ailleurs souvent fantasmé), déconnectées du monde d’aujourd’hui. En réponse à ce chœur des pleureuses, on renvoie à la lecture toujours stimulante du Mythe national de Suzanne Citron, notamment dans les extraits ci-dessous où elle dénonce les "fiascos de l'état républicain". Si l’on tient vraiment à impliquer l’école dans les troubles d’aujourd’hui, encore faudrait-il que ce soit pour de bonnes raisons... et pour en tirer les bonnes conclusions. On peut toujours rêver...
"Les fiascos de l’État républicain"
"J’ai, dans ce livre, souligné quelques traits de la culture politique mise en place par la IIIe République. Ancrée dans une Révolution célébrée comme un « bloc », la culture républicaine croise un idéal des droits de l’homme avec un universel abstrait, négateur des singularités. La République confondue avec l’État, parce que les républicains en avaient pris le contrôle, s’est glissée dans une administration napoléonienne, centralisée, hiérarchisée et cloisonnée, sans prise sur les réalités complexes du terrain et qui ne défend pas suffisamment les faibles.
Mon propos semblera choquant, sacrilège mais n’est-il pas cautionné par le fait, rappelé dans ce livre, qu’après Vichy, l’idéologie républicaine n’a pas été décortiquée et que le fonctionnement de l’État est demeuré intact ? Le colonialisme, l’une de ces idéologies – et, parmi elles, « l’Algérie française » - ne s’est effondré qu’au prix d’une guerre, de l’exode non préparé des pieds-noirs, du massacre des harkis abandonnés à leur sort. Mais pour quelles remises en cause ? Les actuelles agitations autour des relations franco-algériennes, les passions réactivées autour des mémoires concurrentes sont bien l’indication que le temps des histoires croisées inaugurées par les chercheurs n’est pas encore advenu pour tous.
Le contraste entre les valeurs républicaines et les impasses, je dirai même les indignités couvertes par l’État, est accablant dans certains domaines. […] Aujourd’hui, les prisons sont remplies, elles débordent, elles sont plus déshumanisées que jamais […] D’où vient cette impuissance ? […]
Et les bagnes d’enfants, ces institutions républicaines qui ont duré si longtemps, comment les expliquer ? La colonie pénitentiaire de Belle-Île […], créée en 1880 […], transformée en Institut public d’éducation surveillée (IPES) en 1940, fut retirée à l’administration pénitentiaire en 1945 mais son internat répressif n’a été fermé qu’en 1977 ! […]
D’où viennent la pérennité ou la perpétuelle reproduction de ces instructions inhumaines, bureaucratiquement répressives, militaires ou civiles, où le pouvoir d’un « supérieur » déshabille l’autre de sa personnalité, où l’exécution de règles abstraites est un déni d’humanité ? Les « camps de concentration français » de la Première Guerre mondiales, les « camps de la honte » d’avant Vichy, les centres de rétention d’aujourd’hui, de quel mal spécifiquement français sont-ils les témoins ? N’y a-t-il pas là, dans la République, ces « séquelles de l’État monarchique » jamais vraiment balayées ?
Dans l’échec du système scolaire « républicain », le problème des contenus […] n’est pas seul en cause. Certes les conditions matérielles peuvent également jouer mais quelque chose de plus profond, dans le fonctionnement du système, émousse ou stérilise, chez certains enseignants, le regard qui donne confiance, le souci de ne pas rabaisser. Qui n’a pas rencontré, pour lui-même ou en tant que parent, la surdité ou l’inadvertance d’un professeur qui, ligoté dans le système, « enfonce » l’élève dans la mésestime de soi ?
Lorsque, dans les banlieues en difficulté, les adolescents réclament du « respect » comme quelque chose qui ne leur serait pas accordé, il me semble que cette revendication masque, à côté d’autres causes, l’hypocrise secrète de notre société […]
Aujourd’hui, un enseignement secondaire généralisé, mais non repensé dans sa vocation originelle, est devenu une machine perverse de sélection par élimination. L’idéologie dualiste qui infériorise les métiers physiques ou manuels inspire une dynamique sociale dont l’objet, depuis la IIIe République, est de « monter » dans la société. S’y ajoute le « gagner plus » pour « consommer » plus. Les « décrocheurs » du système scolaire, sans pouvoir vraiment l’analyser, sont à la fois infériorisés par celui qui les a (ou dont ils se sont) exclus, par le statut inférieur des métiers « sales » ou non qualifiés particulièrement mal payés en France, les seuls cependant auxquels ils peuvent prétendre si l’offre s’en présente. Et comme à cette quadruple exclusion de l’école, du travail noble, de l’argent, de tout travail, se superpose le plus souvent la différence de couleur de peau et l’abus des contrôles au faciès, la relégation aux marges de la société coïncide le plus souvent avec une relégation ethnique […]"
Suzanne Citron, Le mythe national, L’histoire de France revisitée, Les Éditions de l’Atelier, 2017.
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