vendredi 9 septembre 2022

Rentrée 2022 : « grand » débat sur l’école. Après beaucoup d'autres. Pour ne rien changer ?

A l’ordre du jour de la présente rentrée, un débat, censé donner la parole aux acteurs de l’école pour identifier les besoins, les difficultés du système éducatif. Un débat nécessairement « grand », nécessairement « fondateur »… comme l’Education nationale aime à en monter très régulièrement et dont les résultats sont généralement inversement proportionnels à la communication qui les accompagne. Consultation d’autant plus artificielle que, dans le meilleur des cas, elle ne peut rendre compte que de problèmes connus de longue date, tout comme leurs solutions, qui nécessiteraient des remises en cause auxquelles s’opposent avec constance la virulence de la tradition et la pusillanimité politique. Problèmes et difficultés qui, à bien y regarder, ne sont pas aujourd’hui fondamentalement différents de ceux qu’identifiait, il y a plus d’un demi-siècle, le colloque d’Amiens, observé de près et raconté par Suzanne Citron dont on reprend ici l’analyse.


Le 15 mars 1968, s’ouvrait à Amiens, à l’initiative d’un certain nombre de professionnels de l’ éducation, un colloque - « pour une école nouvelle » - dont le souvenir est resté très vif dans les mémoires, non pas tant pour ses résultats immédiats – très minces en réalité – que par le sentiment, 54 ans plus tard, d’une occasion manquée. Quelques semaines avant les événements de mai, quelque chose était réellement possible mais n’est jamais advenu.

Enthousiasmée par ce qu’elle appelle « le foisonnement des années 1960 », Suzanne Citron, actrice engagée dans les remises en causes du moment, évoque ces « deux journées d’intense remue-méninges au cours desquelles le système éducatif est passé au scalpel et où les propositions abondent – finalité de l’enseignement, enseignements et horaires, formation culturelle de l’individu, cloisonnement des disciplines, structure des établissements, formation initiale et permanente des maîtres etc » (1).  Evaluation chiffrée des élèves, classements, parcellisation des savoirs autour d'immuables disciplines scolaires, finalités de l’enseignement, relations maîtres-élèves, rôle des parents : les participants - tous concernés par l’éducation mais pas seulement enseignants - qui n’ont rien de dangereux révolutionnaires, ne s’interdisent aucune remise en cause.

Convaincus de l’inadaptation de l’école à son temps, en particulier parce que l’explosion scolaire des années 50 et 60 avait ouvert la porte des études secondaires aux enfants issus de milieux sociaux qui jusque là n’y avaient pas accès, tous ont le sentiment qu’il y a urgence à changer l’école :

 « Profondément troublés par l’inadaptation d’un système éducatif hérité du 19e siècle, dont la centralisation excessive, la rigidité et l’inertie leur apparaissent d’autant plus graves au moment où s’effectue, comme dans les autres grands pays développés, le nécessaire passage à une formation secondaire et supérieure de masse, [les participants du colloque] affirment l’urgence d’une rénovation éducative aussi bien que pédagogique qui ne peut se concevoir que dans la perspective d’une éducation permanente de la nation. La mise en œuvre d’une politique nationale de rénovation éducative ne saurait être différée, sans risque de sérieuses tensions psychologiques, économiques et sociales. » (déclaration finale lue par André Lichnerowicz)

Pour saisir l’esprit du temps – il s’agit bien de l’avant Mai 68 – il faut préciser que ce colloque, au départ organisé en dehors des circuits officiels, avait reçu la caution du ministère de l’Education nationale et du ministre en personne, Alain Peyrefitte dont le discours final mérite, 50 ans plus tard, de retenir toute l’attention. 

Le ministre, pourtant réputé conservateur, en appelle à une « opération de rénovation pédagogique (…) aux méthodes maintenant éprouvées d’une pédagogie active, d’une pédagogie de la confiance, d’une pédagogie de l’encouragement », avant de préciser ses vues : « Que signifie en effet pour les maîtres la rénovation pédagogique ? Une transformation de la relation avec les élèves […], avec la société […], entre eux. Je retiens volontiers […] le mot d’ « animateur » qui a été employé ici. Il faut renoncer à une école qui a été établie, selon le mot de Tolstoï, « non pour qu’il soit facile aux enfants d’apprendre mais pour qu’il soit commode aux maîtres d’enseigner. » Et de conclure devant des participants dont les travaux se trouvent ainsi légitimés : « Des dispositions pratiques seront prises pour que les travaux préparatoires et les suggestions de votre colloque d’Amiens […] puissent être exploités par la commission de rénovation de la pédagogie […] L’air purifiant que nous respirons ici, il ne faut pas qu’il nous ait tonifiés sans lendemain. Nous allons nous occuper d’assurer le relais de vos efforts […] »

Un discours officiel qui, 54 ans plus tard, laisse rêveur. Car 54 ans plus tard, on voit le chemin parcouru… en marche arrière. Alors que la pédagogie fait l’objet – le plus officiellement du monde au plus haut niveau de l’EN durant l’interminable période 2017-2022 – sous le nom de « pédagogisme », d’une détestation franchement assumée, que la solution aux difficultés des élèves prend la forme d’un repli frileux sur des traditions qui n’ont jamais fait la preuve de leur efficacité, que la méfiance de l’institution pour ses personnels tourne à l’infantilisation de ces derniers, que la communication frénétique remplace le débat et que la recherche s’efface devant la démagogie, au contraire, en mars 68, le plus haut responsable de l’éducation fait l’éloge des pédagogies actives, encourage la responsabilisation des acteurs et surtout place l’élève au centre du système, bien avant que cette formule galvaudée (attribuée à la loi d’orientation de 1989) ne devienne la cible de tous les conservateurs jusqu’à nos jours. Que Peyrefitte ait été sincère ou opportuniste importe peu en regard de cette réalité : il y a 50 ans, la question scolaire pouvait être publiquement et officiellement posée dans le cadre d’un débat rationnel, là où aujourd’hui l’outrance, les contrevérités, l’imposture ont imposé leurs canons.

Remarquable, également, la chronologie de cet épisode, le colloque d’Amiens prenant place dans un mouvement déjà ancien (« l’école nouvelle » - le colloque avait reçu une lettre d’encouragement d’Elise Freinet) qui dépasse très largement les événements de Mai 68, auxquels les traditionalistes de toute obédience continuent pourtant obstinément de se référer comme point de départ de l’école d’aujourd’hui. Une erreur d’appréciation d’autant plus manifeste qu’au final, l’effervescence du colloque d’Amiens, tellement riche de promesses, ne se traduira que très marginalement dans la législation scolaire. L’impact du colloque sera noyé dans les événements du printemps et surtout - on l'oublie trop souvent - à Mai 68 succèdera avril 69 : après la démission de De Gaulle, l’arrivée au pouvoir de Pompidou, agrégé de lettres classiques, normalien, conservateur revendiqué, sonnera le glas des folles espérances de mars 68 et des années 60.

Ce que Suzanne Citron relate avec justesse : « L’irruption inattendue des événements de mai sur le devant de la scène française, quelques semaines après ce studieux week-end, devait recouvrir de silence les travaux approfondis et créatifs d’Amiens. Les actes du colloque seront publiés par Dunod en 1969, année de découragement et de reflux du mouvement de mai. Ils tomberont, comme tant d’autres travaux pertinents, dans les oubliettes de la rue de Grenelle. »

Très lucide sur les oppositions à venir et qui n’ont jamais cessé jusqu’à nos jours, elle ajoute : « Les obstacles et les oppositions qui, depuis un demi-siècle, clouent dans l’impuissance les tentatives de réforme du « mammouth » n’ont jamais été aussi évidents que dans l’occultation de ces grandes journées. La ferveur qui animait les participants était aux antipodes de la morosité parfois venimeuse de certaines polémiques ultérieures. Les fantasmes actuels de quelques intellectuels médiatiques sur de prétendus pédagogues destructeurs des savoirs étaient inimaginables. »

"Les fantasmes actuels"... écrit Suzanne Citron en 2002. Qu'aurait-elle dit vingt ans plus tard ? 

 

(1) - Suzanne Citron : « Mes lignes de démarcation. Croyances, utopies, engagements », Editions Syllepse, 2003.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Le venin dans les têtes, le venin dans l'école

  Le RN premier parti de France : ce n’est plus un cauchemar, c’est une réalité. Refuser de poser la question de savoir comment le cauchem...