Dans sa tribune pour le Café pédagogique (03/11/2025), Djéhanne Gani, rédactrice en chef, partant d’une critique de l’enseignement privé sous contrat et de son financement, lui oppose une école publique idéale qui n’a jamais existé… et dont rien ne laisse à penser qu’elle puisse un jour exister. Une analyse très ambiguë.
Dans sa tribune pour le Café pédagogique (03/11/2025), Djéhanne Gani, rédactrice en chef, partant d’une critique de l’enseignement privé sous contrat et de son financement, lui oppose une école publique idéale qui n’a jamais existé… et dont rien ne laisse à penser qu’elle puisse un jour exister. Une analyse très ambiguë *.
« Les chiffres le confirment : les établissements privés accueillent deux fois plus d’élèves très favorisés que le public, et deux fois moins d’élèves défavorisés. Cette mise en concurrence organisée nourrit le séparatisme socio-scolaire et fragilise l’école publique. » Chiffres certes connus et incontestables. Mais si le financement public d’un enseignement privé non soumis à la carte scolaire interroge en termes de justice sociale, sa dénonciation ne suffit pas à elle seule à rendre compte de la ségrégation systémique consubstantielle à l’Education nationale. Historiquement fondé sur une séparation entre l’ordre primaire et l’ordre secondaire, sur une définition académique des savoirs, dissociant de façon arbitraire savoirs manuels et savoirs intellectuels (eux-mêmes très souvent confondus avec les savoirs universitaires), le système éducatif français s’est toujours fermé à une démocratisation réelle, réservant les places et les titres aux seuls « héritiers », légitimés au nom d’une prétendue méritocratie républicaine (Bourdieu, 1964). Si aujourd’hui, la France est l’un des pays développés où les résultats scolaires sont le plus étroitement corrélés à l’origine sociale, en chercher la cause exclusive dans le financement de l’enseignement privé témoigne surtout du refus de traiter le problème à la racine. Vu sous cet angle, Jeanson de Sailly ou Henri IV ne valent pas mieux que Stanislas.
Si, en dépit de son ambigüité, la question du financement est légitime – à condition de l’aborder dans toutes ses dimensions – elle n’implique nullement d’accorder par principe à l’école publique une considération irraisonnée, qui, à bien y regarder, ne fait que relayer l’imbuvable et très artificieuse prose officielle de l’Education nationale et la représentation flatteuse qu’elle entretient sur son compte.
« Que faire ? poursuit le Café pédagogique. Aimer l’école publique, c’est aimer la démocratie […] Aimer l’école publique et la protéger. Non pas dans les mots, mais dans les actes. Parce qu’une éducation commune, ouverte à l’altérité, fait nation. Parce qu’elle seule peut faire vivre, réellement, la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. »
L’argumentaire du Café pédagogique est ici particulièrement contestable, donnant de l’école publique une image qu’on chercherait vainement aujourd’hui comme dans son passé. Si l’école publique était l’apprentissage de la démocratie, elle commencerait par remettre en cause sa gestion brutalement autoritaire des personnels et des élèves par une administration infantilisante qui ne leur concède ni considération ni responsabilité. Si l’école publique faisait vivre la liberté, l’égalité, la fraternité, cela devrait passer par autre chose que par un affichage réglementaire dans les salles de classe et sa triste récitation dans les leçons d’éducation morale et civique (EMC). Et surtout que ces valeurs ne soient pas abusivement détournées au profit d’un régime dit « républicain », objet d’un culte scolaire qui interdit toute contestation : « à l’école française, on ne discute pas l’autorité » (Attal). Si « une éducation commune, ouverte à l’altérité » devait faire sens, pourquoi faudrait-il que ce soit dans le cadre étriqué d’une nation historiquement repliée sur elle-même dans la peur d’un voisin, d’un étranger vu comme un danger ? Une école publique qui traque les foulards, les jeunes filles en robe longue, qui manifeste une méfiance pathologique pour les différences, au point de rêver ses 12 millions d’élèves en uniforme, cette école publique mérite-t-elle vraiment la considération ? Le rôle de l’école est-il de « faire nation » ou de faire société ? Faire nation, c’était aussi la fonction attribuée au SNU dans la mise en œuvre duquel une Éducation désespérément nationale s’est bien imprudemment impliquée, donnant comme un avant-goût – avec ses élèves en uniforme au garde-à-vous devant le drapeau – de l’école préparée par l’extrême-droite.
Si la question du financement public a un sens, c’est aussi et d’abord par la place qu’il accorde à ses acteurs, à leur diversité, par l’autonomie et la liberté qu’il leur reconnaît, autrement dit par la nature plus ou moins démocratique concédée au système éducatif. Mais l’école en France n’a jamais été démocratique, enfermée dans ce que Suzanne Citron dénonce comme « un ordre étatique du savoir, une structure totalitaire ».
C’est d’ailleurs à Suzanne Citron que j’emprunte ma conclusion. Dans un ouvrage posthume – rédigé en 1978 mais seulement publié en 2024 – elle posait avec acuité la question cruciale du monopole d’état sur l’éducation, inséparable selon elle d’ « une mise en ordre symbolique du monde », transmise en héritage au fil des siècles par une élite lettrée laissant à l’écart toute une partie de la société, privée des codes qui lui permettraient de se l’approprier.
Penser le financement d’un véritable service public d’éducation libéré de la tutelle étouffante de l’Éducation nationale : la question mérite d’être posée, surtout dans le contexte de l’arrivée au pouvoir d’une mouvance d’extrême-droite qui ne manquera pas de faire de l’école le vecteur privilégié de tous ses fantasmes. Mais dans quelques mois ou même avant, peut-être sera-t-il trop tard…
« Le monopole d’État, en ce qui concerne les secteurs éducatifs, sociaux, culturels est, j’en suis persuadée, le nœud gordien à trancher. Et surtout pour l’école. Mais attention, car c’est là toucher aux tabous inscrits, à gauche, par la culture social-étatique et la logique historique, héritée du XIXe siècle, qui, pour faire contrepoids à l’Église et au cléricalisme, produit l’école laïque d’État, sous les auspices de la République et de la science.
On sait comment Célestin Freinet, chassé de l’Institution, dut finalement créer sa propre coopérative. Le fiasco de notre système d’éducation depuis mai 1968, s’il a de multiples causes, est inséparable de l’armature étatique et bureaucratique, ne serait-ce qu’à cause des horaires uniformes, des programmes nationaux détaillés, du système de nomination qui rend impossible la constitution d’équipes pédagogiques novatrices, animées d’une conception commune, et stables. Mais là il y a accord entre le pouvoir d’État et certains contre-pouvoirs syndicaux. C’est pourquoi j’ai parlé de tabou « à gauche (…)
Les liens actuels entre école et société tiennent au rôle de l’école comme filtre social par l’échec scolaire et les diplômes. Les individus « manuels » sont rejetés d’une école qui impose un modèle culturel de lettrés. Ils ne sont pas conformes au type humain supposé derrière le modèle. Les « meilleurs » individus sont les plus « adaptés », ceux qui franchissent peu ou prou les degrés du cursus honorum dont l’État détient les clefs.
On ne peut donc séparer expérimentation éducative et expérimentation sociale. On ne peut élaborer des projets de structure éducative désenclavée, sans imaginer en même temps un tissu socio-professionnel, une entreprise, où la compétence plus que le diplôme servira de critère (…)
Oui, il s’agirait d’une révolution copernicienne et l’on me dira que je rêve. Peut-être. Mais alors ne posons plus la question du retournement. »
Suzanne CITRON, Légataires sans héritage, Pensées pour un autre monde, Les Éditions de l’Atelier, 2024.
* L’auteur de cette note de blog compte sans doute parmi les plus anciens (depuis une vingtaine d’années) et les plus fidèles lecteurs du Café pédagogique…
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