En 1937, une série de conférences offre à Maria Montessori l’occasion de développer sa conception de l’éducation. Même rapportées au contexte de l’époque – souvenir très proche de la Première guerre mondiale, tensions internationales – ses réflexions sont toujours d’actualité : fruits de la longue expérience éducatrice de son auteur, cette analyse n’en fait que mieux ressortir l’inanité d’un très improbable « devoir de mémoire » dont la version scolaire tient plus de l’escroquerie mémorielleque de l’histoire.
Dans son cheminement intellectuel, Maria Montessori (1870-1952) – médecin de formation, préoccupée par le sort des enfants qu’on qualifiait à l’époque d’ « anormaux » - met en avant « l’incompréhension des adultes envers les enfants », une forme d’aveuglement qui rend l’éducateur incapable de comprendre la personnalité de l’enfant, considéré comme « un adulte en miniature » et qu’il convient, par force, de faire rentrer dans un moule, en dépit des dégâts avérés produits par ce qui n’est pas de l’éducation mais plutôt « une lutte entre adultes et enfants » : « si – explique Maria Montessori – au cours de cette période précieuse et délicate de sa vie, l’enfant subit une forme sacrilège d’asservissement, les germes de la vie qui sont en lui deviendront stériles et il ne lui sera pas possible, plus tard en tant qu’adulte, de mener à bien les grandes œuvres dont la vie le chargera. »
Pour cette époque objectivement effroyable que fut la première moitié du 20e siècle, l’explication avancée là en vaut une autre. Quand d’aucuns – comme c’est le cas pour une certaine école historique qui dispose d’une forte visibilité en matière de commémoration – se contentent d’explications simplistes aux meurtres de masse de la Première guerre mondiale, d’autres y voient la marque d’une déstructuration de la personnalité par une éducation brutale : si des millions de jeunes ont été sacrifiés sur les champs de bataille, ce n’est pas, contrairement à ce que prétendent « les détrousseurs de cadavres et imposteurs » (Dalton Trumbo), parce qu’ils y ont librement consenti – a-t-on envie de mourir à 20 ans ? – mais parce que, dans leur enfance, ils ont été éduqués par des principes qui ne leur ont pas permis de grandir en harmonie avec le monde. Maria Montessori : « Si l’homme était un être parfaitement adulte, doté d’un psychisme sain, s’il avait développé un caractère fort et un esprit clair, il ne tolérerait pas en lui l’existence de principes moraux diamétralement opposés, il ne serait pas capable de prôner en même temps deux sortes de justice qui visent l’une à développer la vie, l’autre à la détruire. Il ne cultiverait pas dans son cœur deux forces morales antagonistes, l’amour et la haine. Il n’aurait pas créé deux types de conduite, l’une engageant les énergies humaines dans la construction, l’autre dans la destruction de ce qui a été construit. »
Ces conceptions éducatives, qui dépassent très largement le cadre étroit de l’école, y ramènent néanmoins mais conduisent Maria Montessori à une vigoureuse remise en cause du système scolaire de son époque… qui, à vrai dire, ne semble pas fondamentalement différent du nôtre : « Qu’apprend l’enfant à l’école ? A ne pas aider les autres, à ne pas souffler à ses camarades la réponse qu’ils ne connaissent pas et à ne se préoccuper que de deux choses : en fin d’année, être admis dans la classe supérieure et obtenir des prix qui lui vaudront ses victoires dans la compétition avec ses camarades. » Une critique qui, à peu de choses près, vaut également pour aujourd’hui et qui laisse dubitatif sur la capacité d’adaptation de l’école, alors que cette dernière n’a jamais cessé d’être en butte, précisément, à de bruyantes campagnes d’opinion visant à restreindre encore plus son rôle éducatif pour la cantonner à de tristes rudiments (abusivement qualifiés de « fondamentaux ») bien incapables de préparer les enfants à leur vie d’adulte. En donnant la priorité dans son schéma éducatif – qu’on appelle communément la pédagogie Montessori – à l’autonomie des enfants sur la simple transmission des savoirs (« le but de l’éducation n’est pas d’enseigner des faits »), à élargir « le champ des possibilités » offert aux enfants, Maria Montessori se situe sans ambages dans une perspective résolument sociale : « l’éducation doit promouvoir à la fois le développement de l’individualité et celui de la société. La société ne peut pas se développer si l’autonomie des individus ne progresse pas. »
Une analyse qui la conduit à mettre en rapport dans une même problématique les failles de l’éducation et les violences guerrières de son époque : « Le lien entre l’éducation et la question de la paix et de la guerre se trouve ici même et non dans l’impact du contenu de la culture transmise à l’enfant. Car, que le problème de la guerre soit abordé avec les enfants ou non, que l’histoire de l’humanité leur soit présentée sous une forme ou sous une autre, cela ne change en rien le destin de la société humaine. Bref, la déficience, la faiblesse, la servitude et l’arrêt de la personnalité sont toujours le résultat d’une éducation qui n’est qu’un affrontement aveugle entre le fort et le faible. »
En filigrane, Maria Montessori trace ici les contours de ce que pourrait être une véritable éducation à la paix dont on est bien obligé de constater, avec le recul des ans, qu’elle en reste à ses balbutiements. A bien des égards, on peut même dire que l'affligeante commémoration de la Première guerre mondiale, toute orientée vers la légitimation d’une culture de guerre, en est la régression. Et si, comme l’écrit encore Maria Montessori, « la responsabilité d’établir une paix durable incombe aux éducateurs », elle serait sans doute bien affligée de voir, un siècle plus tard, ces cortèges d’enfants rassemblés devant les monuments aux morts, s’époumonant sur le sang impur qui abreuve les sillons, encadrés de médaillés, d’anciens des guerres coloniales, de politiciens qui n’ont quand même rien d’éducateurs.
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