samedi 22 octobre 2022

« Voile à l'école » : la droite, l’extrême-droite, les médias, des profs…

Depuis plusieurs décennies, la place extravagante occupée par le foulard (voile, « tenue islamique » etc) dans le débat politique et sur la place publique constitue incontestablement une victoire pour la droite et pour l’extrême-droite que d’ailleurs, sur le sujet, rien ne différencie. Mais cette victoire politique n’aurait pas été possible sans la participation massive des médias (pas seulement les réseaux sociaux) de toute tendance ni la connivence – d’une nature qu’il resterait à définir – de l’Education nationale et de certains de ses agents. Car de quelque côté qu’on regarde la chose, ce sont bien des enseignants d’un collège de Creil, qui, en 1989, ont lancé un mouvement dont, 33 ans plus tard, les conséquences s’avèrent désastreuses. Pour l’école comme pour la société tout entière.

 

Au point de départ, la grève lancée en octobre 1989 par plusieurs enseignants d’un collège de Creil scandalisés par le foulard porté en cours par trois jeunes filles que le principal décide d’exclure. Pas anodin : le principal est un membre du parti chiraquien RPR (aujourd’hui LR), élu député un peu plus tard. Trois jeunes filles… en cette année du bicentenaire de la Révolution française, déjà la bêtise perçait sous l’école dite de la république… La polémique se déchaîne, entretenue en fil continu par le voyeurisme d’une presse partie à la chasse de tout ce qui ressemble à un couvre-chef mais aussi par la virulence d’une droite hystérique qui, avec ce bout de tissu, a trouvé un filon qu’elle continuera d’exploiter – avec succès – jusqu’à nos jours.

Sur ce moment fondateur de « l’affaire des tenues islamiques », on peut reprendre l’analyse de Gérard Noiriel* qui l’intègre avec beaucoup de pertinence (et de prémonition, son texte datant de 2007) dans la longue liste des « discours publics, humiliations privées » constitutifs du racisme en France.

« Lorsqu’on examine les arguments qui ont justifié la transformation de ce simple fait divers en affaire politique de première importance, on constate qu’ils s’inscrivent complètement dans le prolongement du nouveau discours sur l’immigration forgé par l’extrême-droite et par la droite au début des années 1980. L’image de la Marianne voilée diffusée par Minute en 1983 symbolise toute l’affaire du voile (…) Au lendemain de l’incident de Creil, J.-M. Le Pen a expliqué aux Français comment il fallait comprendre ce fait divers : « C’est la civilisation islamique qui arrive. Après son installation sur le sol français, elle s’implante maintenant de façon symbolique par le port du tchador à l’école (Le Quotidien de Paris, 11-12 novembre 1989). La mise en équivalence « voile à l’école » et « loi islamique » garantissait dès le départ le succès de l’entreprise. Les Français ne souhaitant pas être «envahis » par les islamistes ne pouvaient que rejeter le voile. Ce que les sondages eurent tôt fait de démontrer. »

Mais pour assurer le succès de ce qui n’était au départ qu’un fait divers – et qui aurait dû le rester – il y faut d’autres ingrédients :

« Néanmoins, pour qu’une affaire de ce genre puisse rencontrer un grand écho dans l’opinion, il est indispensable qu’elle perde son caractère extrémiste et ses attaches partisanes …L’un des enjeux officiels de la vie politique dans la France d’aujourd’hui tient à ce travail quotidien du commentaire de l’actualité destiné à « neutraliser » les thèmes les plus controversés pour qu’ils puissent « passer à la télé » sans que les chaînes soient accusées de partialité. L’affaire du voile (…) n’apparaissait pas au départ comme une initiative relevant d’un parti politique mais comme une réaction de professeurs excédés par les progrès d’un islamisme galopant dans les écoles (…) Au fil des années, l’association voile-menace-conflit Occident/pays musulmans est devenue une grille de lecture quasiment universelle. L’une des raisons du succès de l’affaire du voile islamique tient donc au voyeurisme public que la polémique a permis d’alimenter, en toute bonne conscience. »

Donc, si la polémique a tenu la route, c’est aussi parce que ses promoteurs ont su « mobiliser les aspects de l’actualité qui ont été inculqués auparavant dans le cerveau des citoyens (…) tous les thèmes mis sur le devant de la scène depuis les années 1980 : la menace terroriste, l’islam, les jeunes de banlieue etc ».

Et Gérard Noiriel de conclure son étude sur « l’affaire du foulard » par une observation que vingt années de surenchère mediatico-politique n’ont fait que rendre plus juste :

« En 1989, on comptait une vingtaine de jeunes filles voilées. Grâce à la publicité faite par la télévision, leur nombre a grimpé à 700 en 1994. Lorsque les journalistes sont passés à autre chose, le nombre des affaires a rapidement régressé (une dizaine de cas recensés en 2003, au moment où la droite a relancé la polémique. »

Instrumentalisation du foulard par la droite et l’extrême-droite, amplification par les médias qui trouvent là un thème vendeur mais au départ, c’est bien à l’initiative de l’Education nationale (enseignants, chef d’établissement) qu’a été lancée une polémique dont on a l’impression qu’elle ne finira jamais. D’une part parce qu’elle est électoralement trop gratifiante pour que ses promoteurs consentent à y renoncer, d’autre part – et c’est plus ennuyeux – parce qu’elle a trouvé au sein même de l’institution scolaire un allié de poids. De fait, il est indéniable que l’accession des « valeurs de la république » au rang de religion scolaire obligatoire s’est faite sur la frayeur des attentats terroristes de 2015 et sa réplique administrative à l’école, à grands coups d’initiatives règlementaires et coercitives, se répétant inlassablement d’une année sur l’autre. A partir de la formulation indigne lancée et assumée par un ancien Premier ministre (officiellement de gauche…) pour qui les attentats étaient le signe qu’« à l’école, on a laissé passer trop de choses », il était inévitable que la peur du terrorisme se transporte dans les salles de classe à la recherche de potentiels ennemis et d’une menace souterraine qu’il convenait d’éradiquer. Derrière le foulard, un tueur.

Et c’est tout naturellement de cet amalgame que découle la dérive identitaire de l’éducation dite morale et civique (culte des symboles nationaux, SNU etc) ou encore le dévoiement de la laïcité qui, de symbole de liberté qu’elle était après des siècles de religion d’état, est devenue un outil de stigmatisation et de surveillance non seulement des élèves de confession musulmane mais, comme on le pressent, de toute une population scolaire considérée comme dangereuse et à redresser.

En 1989, quelques enseignants bien mal inspirés lançaient la chasse au foulard à l’école. Contre trois jeunes filles… En 2022, plus de la moitié des enseignants jugent la laïcité à l’école menacée : sidérant retournement d’un principe qui, par définition, impose des obligations de neutralité à l’institution scolaire et non aux élèves, pas davantage qu’à la société civile. Toujours en 2022, un syndicat de chefs d’établissement ne trouve rien d’incongru (ni de plus urgent) à demander au ministre des consignes les aidant à « déterminer la nature de la tenue, religieuse ou non, ostensible ou non » des élèves. En 2022, la droite et l’extrême-droite, que le foulard déchaîne, exigent l’instauration d’un uniforme scolaire. Le ministre répond qu’il y réfléchit… En 2022, tous les élèves sont censés terminer leur formation civique et morale par un encasernement de 15 jours (le SNU), en uniforme, au garde-à-vous devant les symboles nationaux.

Trente-trois ans après « l’affaire du foulard » de Creil, l’école dite de la république, qui se vante d’avoir recueilli l’héritage des Lumières et de la raison critique, a versé dans une croisade irrationnelle et obscurantiste. Quelque chose qui tient du pathologique et de l’ordre moral. Mais ce ne sont pas les élèves qui sont malades.

 

*Gérard Noiriel, " Immigration, antisémitisme et racisme en France (19e-20e siècle). Discours publics, humiliations privées ", 2007, rééd Libraire Arthème Fayard, Pluriel, 2014.

 


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